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mot clé «musée»

Je ne sais pourquoi, de retour d’une exposition du musée de l’Élysée j’ai pensé à la nouvelle photo officielle du Conseil Fédéral. J’avais pourtant juré que je ne parlerais plus de ce marronnier confédéral, cet étalage annuel de platitude illustrée. L’exposition que je venais de voir est vouée à la contre-culture en Suisse, un sujet bien éloigné, on le devine, d’une photographie officielle de gouvernement. Mais le cheminement des idées stimulées par les images ne se maitrise pas (et c’est très bien comme çà).

L’image de cette année représente un gouvernement sagement réuni devant une grande image de sous-bois printanier, comme celles qu’on peut trouver dans les bricocentres pour tapisser le mur de la chambre d’amis. Une vision lisse qui ne peut engendrer qu’indifférence et passivité. La presse ne s’est pas enflammée pour le sujet, loin de là. Mais je vois sur internet qu’une bonne partie des titres de la presse écrite romande se fendent d’un article… Las, c’est toujours le même papier à l’humour lourdingue qui est repris. (Normal, tous ces journaux appartiennent au même groupe de presse !)

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Photo Corinne Glanzmann

Dans l’exposition sur la contre-culture, quelques photographies nous montrent des personnages posant devant un fond, mais avec un cadrage élargi nous permettant de voir le dispositif de prise de vue : éléments d’intérieur, projecteurs, etc. Cette manière n’est certes pas constitutive de la contre-culture des années 60 à 70. (Elle doit être au moins aussi ancienne que la première prise de vue en studio.) Mais son utilisation, à fin de souligner l’artificialité d’une prise de vue, date probablement de ces années de contestation et de remise en cause. Aujourd’hui le procédé est devenu banal, tellement assimilé qu’on a un peu oublié sa signification. En se mettant en scène devant l’image d’un paysage, en soulignant par le cadrage qu’il s’agit bien d’une image, le conseil fédéral (ou sa photographe) nous donne à voir un artifice. L’a-t-il voulu ainsi ? Madame Widmer-Schlumpf, la nouvelle présidente de la confédération, a-t-elle vraiment choisi de se montrer devant cette image ou voulait-elle juste s’afficher devant un sous-bois ? On le saura peut-être. Et on se demande si cette photographie officielle ressort d’un banal manque d’imagination ou d’un parti pris de distanciation marqué par une certaine modernité. Corollairement, je sais maintenant comment cette exposition m’a fait penser à l’image du conseil fédéral ;-)

En cherchant un tout petit peu, on trouve un détail qui n’a été exploité ni par la chancellerie fédérale, ni par la presse (endormie). L’image du sous-bois ne provient pas d’un supermarché. Il s’agit d’une peinture du Suisse Franz Gertsch, un des acteurs importants de la peinture hyperréaliste. Ce courant, qui a explosé dans les années 70, a vu des peintres, principalement américains, s’attacher à reproduire des photographies avec un luxe de détails spectaculaires sur des toiles de grand format. Franz Gertsch a débuté sa carrière internationale en 1972 à la documenta 5 à Kassel, invité par le curateur Harald Szeemann. Aujourd’hui, il est un des rares peintres à disposer, de son vivant, d’un musée qui lui est dédié. En 2007 il se lance dans la réalisation d’un cycle de 4 toiles de grand format consacré aux 4 saisons. Il a alors 77 ans et il sait que chaque toile l’occupera pendant près d’une année. En été 2011, le Kunstmuseum de Zürich lui a consacré une grande et (semble-t-il) belle exposition. Les quatre saisons y figurent au centre et suscitent l’admiration. C’est devant une de ces toiles que pose aujourd’hui le conseil fédéral. Elles sont actuellement exposées au Museum Franz Gertsch à Bertoud. Je suppose qu’on n’a pas demandé à cet aréopage surbooké de se déplacer in corpore au musée pour prendre la pause. Celle-ci aura été réalisée en studio sur un fond facilitant le détourage. L’incorporation devant cet arrière-plan, pourtant très fouillé, est bonne. Mais comme toujours, c’est vers les pieds qu’il faut regarder pour déceler le montage. Les reflets sur les souliers sont bleutés, ils ne proviennent pas du même univers colorimétrique que le parquet et les ombres immédiates autour des souliers sont plutôt irréelles. En continuant de scruter l’image en haute définition, on trouve aussi quelques légers défauts de détourage.

Une question a beaucoup agité la critique, lors de l’émergence de la vague hyperréaliste : (je simplifie) les peintres hyperréalistes s’attachent-ils à reproduire la réalité d’une photographie ou à reproduire une réalité qui a été photographiée ? Autrement dit, la photo n’est-elle qu’un outil intermédiaire, bien commode pour arrêter le temps et permettre de travailler durablement en atelier, ou alors est-ce une fin en soi, un modèle à disséquer et à reproduire ? Les réponses ont été diverses et nuancées selon les critiques, les artistes, ou même selon les oeuvres considérées. Toujours est-il, qu’il faut bien constater que sur la plupart des peintures hyperréalistes, on assiste à la reproduction fidèle des artefacts constitutifs de la photographie (principalement le bokeh), une vision qu’un peintre ne pouvait envisager avant l’apparition de la photographie. Si on admet ce principe des hyperréalistes, il faut bien constater que cette nouvelle image du conseil fédéral constitue une vertigineuse mise en abyme. Nous avons la photo d’un sous-bois, fidèlement reproduite en peinture, qui elle-même va servir de fond photographique pour « décorer » la photographie officielle.

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Le printemps - détail
© Franz Gertsch

Tout ça pour ça ! Il ne faut pas se leurrer, personne lors de la conception de cette image n’a imaginé tout ce que ce « montage » pouvait potentiellement engendrer comme trouble interprétatif. Je pense qu’on a voulu primairement montrer un sous-bois printanier. Le vernis culturel procuré par l’utilisation d’une peinture est probablement arrivé en plus, et d’ailleurs, son aura n’a pas été vraiment exploitée [1]. C’est un peu dommage pour la peinture, car réduire une toile hyperréaliste de presque 5 m de large (325 x 480 cm) à un format à peine plus grand qu’une carte postale n’a pas beaucoup de sens. On privilégie ainsi le sujet dans sa banalité première, alors que chez les hyperréalistes tout l’intérêt se situe dans la réinterprétation en format géant de cette banalité pour lui donner une épaisseur. Ici, cette épaisseur ne se devine même pas. Le spectateur non averti ne voit que le paysage et c’est un peu comme si on niait tout le travail du peintre. On ira jusqu’à dire que pour cet usage, un sous-bois de bricocentre aurait tout aussi bien pu être utilisé. Ce qui nous fait retomber dans la banalité évoquée au début de ce billet. Oui, tout ça pour ça ;-)

Et l’expo de l’Élysée alors ?

Pas mal. Mais comme toujours quand on réunit beaucoup d’auteurs dans une thématique, le résultat est très inégal. Entre ceux qu’on aime spontanément avec toute notre subjectivité, ceux qui ne nous touchent que peu - mais qui ont leur place dans le propos de l’exposition - et ceux dont on se demande ce qu’ils ont à voir avec le sujet, il y a une grande marge d’appréciation. Ce qui est intéressant c’est de prendre conscience de ce que la photo a pu apporter de nouveau à une époque donnée et de mesurer combien on a tendance à assimiler ces apports jusqu’à oublier qu’il a bien fallu les inventer un jour. Prendre du recul, quoi.
L’exposition CONTRE CULTURE / CH fermera le 29.01.12.

Au sujet de Hans Gertsch,

on verra avec plaisir cette vidéo tournée lors de son exposition du Kunsthaus de Zürich (2:50) et avec beaucoup d’intérêt cette autre vidéo (8:01) où on le voit peindre le tableau de l’hiver du cycle des quatre saisons. Cette galerie présente des photos de la célèbre série des peintures qu’il a réalisées sur Patty Smith. Enfin, pour se (re)plonger dans le mouvement hyperréaliste on visitera hyperrealism.net.

Retrouvez mes précédents billets

sur la saga des images du Conseil Fédéral ici : 2011 - 2010 - 2009 A - 2009 B - 2008 - 2007

Notes:

[1] ... comme peuvent le faire certains politiciens populistes et hâbleurs en posant devant un tableau de Hodler ou d’Anker, oeuvres à partir desquelles il est assez facile de récupérer des valeurs suisses traditionnelles.

Béat Brüsch, le 13 janvier 2012 à 15.28 h
Rubrique: A propos d’images
Mots-clés: culture , exposition , musée , peinture , peoples
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Le musée de l’Élysée consacre toutes ses salles à l’exposition de photographies de Hans Steiner (1907-1962). Hans Steiner est un photographe suisse dont on se demande pourquoi il a été si longtemps méconnu. Sa (re)découverte est un enchantement. La Suisse des années 30 à 60 a certes été documentée par de grands photographes tels que Hans Staub, Paul Senn ou même Gothard Schuh, mais aucun d’eux ne l’a fait d’une manière aussi profonde, originale, passionnée et surtout aussi diversifiée que Hans Steiner. En tant que photographe indépendant il travaille à la commande pour des magazines, mais aussi pour des publications promotionnelles tant gouvernementales qu’industrielles. Il n’est donc pas un photoreporter dans le sens puriste qu’on prête habituelement à cette qualité. Mais, quel que soit le registre dans lequel il oeuvre, son enthousiasme et son optimisme nous en disent beaucoup sur une vision moderniste à laquelle nous ne sommes pas habitués s’agissant de son temps. Même en reportage il recherche toujours une approche, un cadrage, un angle qui soient formellement innovants, mais avec une sincérité qui sert sa quête de sens permanente. Peut-être que cette approche subjective le situe déjà dans notre modernité...

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Piscine KaWeDe, Berne, 1935-1940
© Hans Steiner - Musée de l’Élysée

Dans un des textes du livre publié parallèlement à l’exposition [1], Jean-Christophe Blaser et Daniel Girardin, les deux curateurs de l’exposition, nous expliquent pourquoi les photographies de Steiner ne pouvaient pas être « visibles » avant l’époque actuelle. Comme les autres grands photoreporters de son temps, Hans Steiner s’intéressait bien aux problèmes de société (monde du travail, paysannerie, pénurie, chômage, etc) mais son optimisme et sa curiosité le portaient aussi à poser son regard vers les loisirs, le sport, les débuts de la société de consommation, le rôle des femmes, ainsi qu’à documenter la vie privée. Cela le distingue nettement des photographes de presse de son époque, tous très engagés socialement. Pour l’historien de la photographie d’il y a 20 ans, cela n’entrait tout simplement pas dans les schémas du photojournalisme. Depuis, l’histoire de la photographie nous a appris à reconnaitre d’autres valeurs que celle de « l’instant décisif » en prêtant des qualités à des images plus « fabriquées ». Comme l’expriment bien les deux auteurs : « (aujourd’hui) ... La photographie se conçoit moins comme quelque chose que l’on ‹prend› que comme quelque chose que l’on ‹fait ».

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Le premier escalier roulant à Berne, grand magasin Loeb, 1957
© Hans Steiner - Musée de l’Élysée

Cette image est emblématique des questions qui se posent quant à la réception passée et actuelle des images de Steiner. La photographie a paru dans un publireportage du supplément dominical de la Neue Berner Zeitung. Ce contexte de publication ne lève pas les ambiguïtés que d’aucuns pourront noter quant à la « pureté » de la démarche de Hans Steiner. Pourtant, je trouve que ces limitations restent ici secondaires, tant elles sont transcendées par la vision d’une célébration moderniste du progrès technique et d’une société de consommation naissante. Ici, l’existence et la qualité de cette vision m’importent bien plus que son contexte.


Hans Steiner exerce d’abord le métier d’employé de commerce et se voue à la photographie dans ses loisirs. Aux Grisons, il se retrouve rapidement au service d’un photographe paysagiste et portraitiste qui lui enseignera toute sa science. Quelques emplois plus tard, en 1933, il commence à publier des reportages dans des magazines alors qu’il est encore associé à un autre photographe. Il est de retour à Berne, sa ville natale qu’il ne quittera plus. Dès 1935 il est indépendant et réalise plusieurs dizaines de reportages par année pour la presse illustrée. Son activité de reporter culmine en 1939 avec plus de 120 reportages publiés dans différents magazines. Dans les années de guerre, il est mobilisé en service actif et publie peu de reportages. Il s’est intéressé à l’armée déjà bien avant la guerre. Le portrait officiel du général Guisan, bien connu des Suisses, est de lui. Après son service actif, il réalise plusieurs reportages sur l’armée et bon nombre de ses images sont censurées par le haut commandement de l’armée. [2] Après-guerre, son activité de photoreporter reste modeste, mais sans disparaitre complètement. Il se consacre d’autant plus à ses activités en studio (portraits) et réalise de nombreuses commandes, en studio ou à l’extérieur, pour des entreprises industrielles ou artisanales. Contrairement à l’usage chez les photojournalistes, Hans Steiner dispose depuis 1935 d’un atelier de photographie, une vraie petite entreprise. Dans les périodes où il réalisait beaucoup de reportages, il pouvait se fier à son personnel. Ceux qui l’ont connu le définissent comme un personnage ouvert et chaleureux. Plusieurs de ses employés et apprentis deviendront à leur tour des photographes recherchés.

L’étendue du champ d’action de Hans Steiner était très vaste. Il a pratiquement tout photographié : il était de toutes les fêtes et commémorations, sur le terrain de tous les sports. L’armée, la famille, les enfants, les femmes, sont des sujets sociétaux qu’il soignait particulièrement. Les prouesses industrielles et techniques tout comme les paysages et la nature furent pour lui une source d’émerveillement. Il était un alpiniste chevronné et un skieur hors pair. Il a évidemment photographié cela. Il gagna une grande renommée lorsqu’il documenta plusieurs années de suite (1935 - 1938) les ascensions dramatiques puis la première victoire de la paroi nord de l’Eiger.

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Match de football, stade du Wankdorf, Berne, vers 1935
© Hans Steiner - Musée de l’Élysée

Cette photographie me fait sourire et m’interroge. Allait-on vraiment dans cette tenue aux matches de foot ? Le photographe a-t-il vraiment rencontré ces deux élégants personnages au stade et leur a-t-il alors fait prendre la pose ? S’agit-il peut-être de VIP ? A-t-il engagé des mannequins pour cette image, mais alors pourquoi ne pas mieux montrer le cadre du stade ? (Le stade du Wankdorf à Berne était le théâtre des grandes finales et des matches internationaux.)


Très tôt, il a commencé à classer ses archives d’une manière très précise en les rangeant par thèmes. Dès les années 50, plusieurs collaborateurs étaient chargés de les tenir à jour afin qu’elles servent de catalogue dans lequel les éditeurs venaient choisir des photos d’archives pour toutes sortes de publications. Aujourd’hui on appellerait cela une banque d’images ! Les photos étaient sélectionnées et tirées sur papier par contact, puis collées sur des feuilles spéciales, numérotées et proprement répertoriées par thèmes. La plupart du temps il n’y avait pas de distinction claire entre les photographies provenant de reportages pour la presse, de mandats privés ou encore d’images personnelles. L’ensemble était parfait pour une exploitation en qualité de banque d’images, mais il ne fait pas du tout le beurre des historiens et chercheurs. Et pour cause, les images ne sont pas munies d’indications contextuelles et n’ont pas de dates !

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© Hans Steiner - Musée de l’Élysée

Quand le musée de l’Élysée a acquis le fonds Hans Steiner, en 1989, il s’est retrouvé à la tête de 100’000 photographies, à inventorier, conserver, restaurer, numériser, bref, à valoriser. Les planches de contact - qui n’en sont pas vraiment puisqu’il s’agit de sélections et regroupements - ont posé de gros problèmes. Pour s’y retrouver, il a fallu consulter les archives des nombreux magazines de Suisse allemande pour lesquels il avait travaillé. Cependant, au-delà des difficultés de datation, ces planches nous en disent tout de même beaucoup sur la personnalité de Steiner. Elles nous racontent l’histoire telle que le photographe l’a voulue et qui n’est souvent pas la même que celle qu’en ont tirée les magazines.

Face à l’ampleur de la tâche le Musée de l’Élysée a engagé des collaborations avec l’Université de Lausanne, l’Institut suisse pour la conservation de la photographie et le Büro für Fotogeschichte de Berne ainsi que des partenariats avec de nombreuses autres institutions. Comme on « tenait » un grand photographe national pour la reconnaissance duquel tout était à faire, des financements publics et privés ont été possibles.

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Formation des guides de montagne, Club alpin suisse1937-1938
© Hans Steiner - Musée de l’Élysée

La faculté des lettres de l’université de Lausanne (Unil) a consacré un cours-séminaire (semestre d’été de l’année universitaire 2006-2007) au fonds Steiner. Un site internet très fourni est consacré aux travaux réalisés à cette occasion et à d’autres, dont certains sont encore en cours. On peut ainsi accéder à la base de données des planches de contact évoquées plus haut. On y trouve des contributions d’étudiants sous forme de pdf, des diaporamas et des vidéos. Des dossiers thématiques et des vidéos sont à voir également sur ce site de l’Unil.
Il faut signaler en particulier un film vidéo composé d’un diaporama commenté et sonorisé (Réal. Daniel Girardin et David Monti - 1/2 h) qu’on peut aussi se procurer sous forme de DVD. Au-delà de l’oeuvre de Steiner, ce film est un véritable petit traité de suissitude, avec ses petits bonheurs éclatant comme des bulles au milieu des pesanteurs du temps. (La petite musique nostalgique et insistante des compères Francioli-Bourquin n’est pas étrangère à l’empathie qui s’en dégage.) Accès direct en streaming ici.

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Jeune Suissesse, vers 1940
© Hans Steiner - Musée de l’Élysée

Hans Steiner s’est peu exprimé sur son esthétique et sur ce qui le motivait dans la réalisation de ses images. Sa formation autodidacte le rendait probablement mal à l’aise pour théoriser sur le sujet. Dans ses meilleures photographies, du moins dans celles qui nous parlent le plus aujourd’hui, on perçoit cette volonté de réaliser l’image parfaite, maitrisée, qui dit clairement ce qu’elle a à dire. Comme une évidence. On peut aisément imaginer qu’un autodidacte doive en faire plus pour prouver sa valeur, c’est peut-être pourquoi il avait de hautes exigences. Peut-être que la pratique de la publicité, encore bien naïve et presque familière à l’époque, lui a donné le sens du « petit truc » visuel qui fait qu’une photographie sera regardée avec le sentiment, pour le spectateur, qu’il a compris quelque chose. (Il faut voir à ce sujet, dans l’exposition, le publireportage qu’il a réalisé pour la voiture Opel Olympia.)
En matière de cadrage et de hauteur de vue, l’usage d’un Rolleiflex n’est pas sans influence. La visée ne se fait pas à hauteur d’oeil. Elle se fait sur le dépoli de l’appareil qu’on tient à hauteur de poitrine ou sur le ventre. Comme le notent Philippe Kaenel et François Valotton : [3] « Le Rolleiflex favorise les cadrages pensés et son format carré induit une découpe spatiale, c’est à dire une relation formelle ou formalisée au monde explorée par Steiner avec une grande maitrise ... » [4] On peut remarquer que, du moins dans les publications livresques auxquelles il a participé, ses images étaient publiées au format carré. Le fait était-il courant dans l’édition ? Je n’ai pas vérifié, mais il est intéressant de relever qu’il n’y avait rien à retrancher à ces photos.
Il semble que Hans Steiner ne s’est jamais pris pour un artiste. De son vivant, il n’a pas organisé d’expositions de ses photographies et, jusqu’à ce jour, il n’y avait pas de monographie à son sujet. Il a pourtant été un photographe reconnu et recherché à l’époque où ses reportages étaient nombreux (années 30) et on explique mal, aujourd’hui, la relative désaffection qu’il a subie plus tard de la part de la presse. Times are changing ?

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Orphelin belge en Suisse, 1945
© Hans Steiner - Musée de l’Élysée

L’enfance tient une place particulière dans l’oeuvre de Hans Steiner. À la fin de la guerre, il réalise un reportage sur l’arrivée de centaines d’enfants orphelins victimes de la guerre. [5] Ses archives révèlent 180 photos sur le sujet, documentant tous les aspects factuels de ce triste évènement, y compris les séances de désinfection. La Schweizer Illustrierte Zeitung n’en publie qu’une dizaine de portraits attendrissants. Une courte vidéo montre bien les conditions de cet accueil et les ambiguïtés de la politique réactionnaire des autorités. Après, on peut se demander si les photographes et la presse ont été instrumentalisés pour faire de la propagande sur les activités humanitaires du gouvernement.


En 1956 il prend fait et cause pour la sauvegarde d’un vallon alpin menacé d’être anéanti par un projet hydro-électrique. Il publie dans Die Woche un reportage montrant les technocrates citadins inspectant les lieux en les confrontant aux autochtones dans leur environnement naturel idyllique. Le reportage met tant en émoi la population suisse que le gouvernement devra renoncer. (Mentionnons que les promoteurs du projet hydro-électrique étaient de bons clients de Steiner et qu’il avait réalisé de nombreuses photographies pour leur compte. Comme quoi, il avait un certain sens des priorités...)
Plus tard, en 1962, il s’investira fortement dans une entreprise de fouille archéologique pour mettre à jour une cité engloutie 3 siècles plus tôt sur la frontière italo-suisse. Lors d’une conférence destinée à récolter des fonds il s’effondre, victime d’une crise cardiaque, à 55 ans.

L’exposition se tient jusqu’au 15.05.2011 au Musée de l’Élysée, après quoi elle circulera dans différents lieux de Suisse. Un livre - qu’on peut acheter en ligne sur le site du musée - est édité à cette occasion : Hans Steiner - Chronique de la vie moderne.

Notes:

[1] Hans Steiner - Chronique de la vie moderne, p. 17 et suivantes

[2] C’est ses photographies de la guerre qui ont été les premières à avoir contribué à sa reconnaissance. Le musée de l’Élysée en avait fait le thème d’une exposition en 1989, peu après avoir acquis ce fonds.

[3] Hans Steiner - Chronique de la vie moderne, p. 171

[4] Je peux en témoigner en ce qui concerne la hauteur de vue. Mon premier appareil de photo « sérieux », un Exacta 1000, était muni d’un viseur sur dépoli. Cela change tout. Pour chaque prise de vue, on est amené à se poser la question du positionnement vertical, alors qu’avec une visée directe, à hauteur d’yeux, on le fait beaucoup moins. De plus, ce que l’on voit, ressemble déjà à une image bien délimitée. Mais cela, nous le connaissons aujourd’hui avec la visée sur écrans des appareils numériques.

[5] Raconté en détail par Philippe Kaenel et François Valotton, professeurs à L’UNIL, dans le livre Hans Steiner - Chronique de la vie moderne, p. 180

Béat Brüsch, le 24 février 2011 à 16.27 h
Rubrique: Voir de ses yeux
Mots-clés: Suisse , musée , photographe , recherche
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Le musée de l’Élysée présente l’exposition Les petits métiers d’Irving Penn. Au début des années 50, le célèbre photographe de mode entreprend de photographier des représentants de ces petits métiers qui le fascinaient durant ses séjours dans différentes villes (Paris, Londres, New York). Son dispositif était simple et astucieux : il convoquait ses modèles dans un studio improvisé et les faisait poser devant un fond en papier neutre. L’éclairage latéral très simple était toujours du même acabit. Cela l’autorisait à reproduire facilement des conditions similaires en tous lieux et à des époques différentes. On saisit bien l’avantage de pouvoir ainsi composer une oeuvre homogène qui permettrait, en plus, de comparer valablement des métiers semblables pris dans des villes différentes. L’effet de série, en rendant bien visibles les différences, permet ainsi à chaque sujet d’affirmer sa propre individualité. Cette façon de faire avait d’autres conséquences : « Éloigner les modèles de leur environnement naturel et les installer dans un studio face à l’objectif, n’avait pas seulement pour but de les isoler, cela les transformait » déclare-t-il. L’effet est magique. Devant l’attention bienveillante du photographe, les sujets s’impliquent dans leur rôle, se prennent au sérieux et se montrent sous un jour qu’ils jugent favorable, ne manquant pas d’arborer leurs outils et attributs dans un vrai souci documentaire. Enfin, on imagine tout de même que certains auraient bien voulu s’endimancher un peu... Ce qui m’a frappé dans ces tirages est l’importance des zones de tons noirs très denses et offrant peu de détails, si ce n’est que leurs contours dessinent bien les silhouettes. La plage dynamique de ces photos est bien détaillée dans les gris moyens, un peu moins dans les tons clairs et presque pas du tout dans les tons foncés. Tout le monde parle toujours de noirs « profonds »... J’ai l’impression que cette expression est un lieu commun qui cache une pauvreté d’expression. En général cela signifie tout simplement que les noirs sont... très noirs. Pour moi, ces noirs-là sont plutôt opaques, ils ne laissent voir ni deviner aucun détail. Techniquement on appelle cela des noirs « bouchés » [1]. En argentique il était déjà possible de les « déboucher », encore fallait-il le vouloir. En numérique il est devenu extrêmement courant de le faire et il ne m’étonnerait pas que certains logiciels embarqués le fassent à l’insu des auteurs de photos. Les noirs d’Irving Penn me frappent parce que j’ai l’impression qu’on ne voit plus beaucoup de noirs aussi plats de nos jours, parce que je pense qu’on s’habitue à des noirs plus travaillés, bref, parce que notre regard est peut-être en train de se modifier.

Ces tons noirs, qui ne sont pas de la noirceur (!), sont bien sûr un parti-pris esthétique. Leur bel effet graphique ne peut être contesté. Mais, comme souvent en photo argentique, ces choix pourraient ne pas être de vrais choix, dictés qu’ils sont par des contraintes techniques plus ou moins librement consenties ou, au contraire, exploitées...

L’exposition présente quelques tirages au platine-palladium du plus haut intérêt et d’une qualité impressionnante. Outre leur texture très sensuelle, elles arborent une plage dynamique plus étendue que les mêmes images en tirage « normal ». Cela est surtout visible dans les tons moyens et presque pas dans les tons noirs. Penn avait acquis une grande maitrise dans cette technique et le fait qu’il laisse ses tons noirs en l’état, c’est-à-dire sans détails, montre que c’est probablement ce qu’il voulait, qu’il s’agit d’une décision artistique.

Ces remarques d’un vieux pinailleur n’enlèvent évidemment rien à l’intérêt de cette exposition, dont les photos portent avant tout l’empreinte d’une belle chaleur humaine. Elle comblera tout autant l’amateur de photos exigeant que l’esthète. Et le grand public curieux de divertissements de qualité ne s’y trompe pas, c’est du moins l’impression que j’ai eue un dimanche après-midi.

L’exposition Les petits métiers est une reprise de l’exposition d’Irving Penn, organisée par le Paul Getty Museum de Los Angeles et vue cet été à la Fondation Henri Cartier-Bresson à Paris.

Bernd & Hilla Becher

Pour rester dans les effets de série, le musée propose une « lecture » particulière de l’oeuvre des époux Becher. Leur travail est montré ici sous le seul aspect de leur production imprimée. Sauf le respect dû à des icônes de la photographie moderne, je n’avais jamais développé un goût prononcé pour leurs inventaires de l’architecture industrielle. La vision qu’en donne cette exposition change un peu ma perception. La manière intelligente avec laquelle ils ont mis en scène leur travail au cours des années est en parfaite phase avec les gouts graphiques et typographiques des périodes traversées. Le Bauhaus n’est pas encore très loin. Le souci didactique est grand, mais la rigueur, à l’image de toute leur démarche, n’est jamais absente. C’est peut-être dans la vision des séries de petites photos juxtaposées que le sens de leur travail est le plus aisément perceptible.

Gilles Caron

On apprend par ailleurs que le musée a reçu 144 tirages de Gilles Caron, de la part de la Fondation Gilles Caron basée à Genève. C’est une donation d’importance sur laquelle le musée communique très peu... [2] Il propose néanmoins en ce moment, dans la petite salle du sous-sol, une projection sur Gilles Caron. On se dit : « Encore un de ces diaporamas ennuyeux, un peu flous et mal foutus comme on en voit trop souvent dans des expositions au budget trop serré pour proposer une vraie muséographie avec de beaux tirages ! Mais bon, ce n’est pas ça, il s’agit de 2 films documentaires. [3] Et ça se laisse tout à fait regarder (surtout par un dimanche pluvieux ;-) Ces films nous parlent des 2 photos de mai 68 les plus célèbres. Pour celle de l’étudiant pourchassé par un CRS, on fait parler les 2 protagonistes qu’on a retrouvés pour l’occasion. L’autre, la photo de Daniel Cohn-Bendit au sourire goguenard est mise en perspective dans un autre film, extrait d’une projection à Visa pour l’image.

Les 3 présentations actuelles seront visibles jusqu’au 16 janvier 2011.

Notes:

[1] Pour plus de détails, on consultera mon billet sur Le contraste local où ces questions de plage dynamique sont abordées.

[2] Sur la brochure imprimée consacrée aux expositions actuelles, on peut lire qu’une partie des photographies de cette donation seront projetées en plus des documentaires. On lit aussi qu’une exposition consacrée à Gilles Caron est en préparation. Sur le site internet, par contre, il n’est plus question de projection de photos et on ne parle plus de l’organisation de cette exposition...

[3] Détails ici. À part une bande-annonce, je n’ai pas trouvé les films sur internet... Il y a donc encore des oeuvres qu’on ne peut voir qu’à travers les canaux traditionnels ;-)

Béat Brüsch, le 8 novembre 2010 à 21.52 h
Rubrique: Voir de ses yeux
Mots-clés: argentique , musée , photographe
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Exposition

Le Musée suisse de l’appareil photographique de Vevey présente sa nouvelle exposition : La révolution numérique.

Cela fait 40 ans que l’électronique s’est peu à peu invitée sur les appareils photographiques. Mais, le remplacement du film argentique par un dispositif numérique au moins aussi performant est bien plus récent : c’est vers 2003-2004 qu’un renversement des technologies s’opère. Par renversement, nous entendons qu’une majorité des acteurs se convertissent à ces nouvelles technologies. Depuis, nous assistons au développement fulgurant du numérique, de ses usages et de sa dissémination.

La photo numérique a-t-elle, pour autant, déjà une histoire ? Selon André Gunthert, qui présentait une conférence sur cette question, en avril 2008, dans ce même musée, il n’existe pas de véritable histoire de la photographie numérique. Deux ans et des milliards de pixels plus tard, ce constat est-il toujours valable ? Sur le plan théorique, il est probable que les bouleversements gigantesques auxquels nous assistons en direct ne nous permettent pas encore de prendre suffisamment de hauteur... L’élaboration de théories nouvelles - et surtout leur large acceptation - est rendue plus difficile par la prégnance de concepts élaborés à l’époque argentique. [1]

Néanmoins, l’exposition qui vient de s’ouvrir à Vevey nous prouve que l’histoire de la photo numérique, sur le plan du matériel et de la technique, est déjà foisonnante, malgré ses débuts récents. Les appareils rassemblés ici nous font voir toute une histoire des techniques, dont on avait (déjà !) un peu oublié les détours, les culs de sac et les réussites. Si certains appareils nous font sourire, tant ils paraissent lourdauds et peu performants, d’autres nous étonnent par leur côté visionnaire. Bien sûr, cet aspect visionnaire ne se voit qu’après, quand les choix technologiques et commerciaux successifs montrent le cheminement d’une idée vers son succès. Comme toujours, la prospective est un métier difficile.

Quelques repères et dates...

1965. Première photographie numérisée connue.

Cette image a été réalisée au moyen de petites bandelettes de papier colorées et collées à la main sur un grand panneau. Chaque papier affichait une couleur digitalisée, transmise par radio depuis une sonde en orbite autour de Mars. Détails ici.

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© Nasa Images
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1975. Steven J. Sasson, chercheur chez Kodak

réalise le premier appareil de prise de vue numérique en combinant 3 technologies existantes : un convertisseur analogique-numérique Motorola, un appareil photographique Kodak et un capteur CCD Fairchild. 3,6 kg pour produire une image de 100 x 100 pixels.

1981. Sony met au point la première caméra Mavica

dont le film est remplacé par une vidéo analogique arrêtée (still video). Les données sont enregistrées sur une disquette magnétique. La même année, Sony lance la disquette 3.5 pouces, qui fit la carrière que l’on sait (et dont on vient d’annoncer la fin de la production pour mars 2011).

Il est intéressant de noter à ce stade que les principes essentiels des technologies actuelles de postproduction de photos ont été mis au point bien avant que les capteurs numériques n’arrivent sur le marché. Toute l’industrie graphique avait déjà « fait sa révolution », avec l’apparition de la photocomposition (dès les années 70), puis des scanners permettant de reproduire digitalement les photos argentiques. Le développement d’ordinateurs de plus en plus performants, munis de logiciels de mise en page et de traitement d’images a scellé « la marche en avant du progrès ». Dès 1990 le logiciel Photoshop voit le jour et permet aux aficionados de découvrir les joies de la manipulation des images [2]. Quand la photographie numérique a été suffisamment performante, elle a pris sa place tout naturellement (comme un chaînon manquant !) dans cette chaine de production graphique déjà parfaitement rodée. Cette rapide intégration a surpris plus d’un photographe professionnel.

La transmission rapide des images est un autre élément déterminant du succès de la photo numérique. Jusqu’alors, le bélinographe avait été très utilisé par les agences de presse, et cela, dès les années 40. En 1984, à l’occasion des Jeux olympiques de Los Angeles, Hasselblad met au point un dispositif très performant (pour l’époque) de transmission des images. Mais, dès 1990, la naissance du World Wide Web change radicalement la donne. La transmission de photos n’est alors plus réservée aux agences de presse et se met à la portée de pratiquement tout le monde, ce qui aura aussi pour conséquence de donner le jour à un développement important de pratiques amateurs jusqu’alors inédites.

C’est donc à partir de 1990 que tout se précipite.

Outre la naissance de Photoshop, on y voit apparaitre le premier appareil entièrement numérique, le Fotoman de Logitech qui affiche 320 x 240 pixels directement sur l’écran de l’ordinateur. Cette faible résolution ne permet pas vraiment une utilisation professionnelle, mais il ouvre une perspective, il montre ce qui pourrait être un chemin vers quelque chose qu’on percevait dans le très lointain. [3]

En 1991 Kodak lance le système DCS.

Il s’agit d’un Nikon f3 muni d’un dos numérique à capteur CCD relié à une unité de stockage avec batteries et écran de visualisation. Ça commence à prendre forme, mais c’est encore lourd ;-)

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© Musée suisse de l’appareil photographique Vevey

Toujours autour des années 1990, on assiste à la naissance de divers procédés de prises de vue basés sur l’utilisation d’un scanner en guise de dos pour des chambres techniques en grand format (Sinar). Le procédé ne permet évidemment pas l’instantané, il est lourd, lent et cher. Beaucoup de photographes de studio continuent de photographier sur du film grand format qui est ensuite scanné pour répondre à la demande des clients qui prennent goût aux avantages du traitement numérique.

1992. Le Photo CD.

Le CD-ROM, apparu en 1985, servira de base à Kodak pour le développement du Photo CD. Pendant quelques années, ce service qui scanne les photos argentiques pour les stocker, les lire et les traiter sur un ordinateur sera une passerelle très fréquentée pour accéder à des photos de provenance argentiques en haute résolution sur un ordinateur.

Dès 1995 apparaissent les premiers appareils numériques

s’adressant au grand public. Peu performants à nos yeux d’aujourd’hui, ils restent chers et s’adressent donc à des passionnés de technique. Mais le petit miracle de l’image qui apparait instantanément sur le petit écran incorporé fait son effet, tout comme sa disponibilité immédiate sur son ordinateur. En quelques années l’industrie met au point des appareils de plus en plus puissants et - grâce à une diffusion élargie - parvient à abaisser le prix des appareils.

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Un Mavica de 1998
© Musée suisse de l’appareil photographique Vevey

De cette époque datent différentes approches des systèmes de visée. Ceux-ci ont une importance, non seulement sur le confort et les performances, mais aussi sur les prix et, finalement, sur les catégories de public auxquelles ils s’adressent. Le viseur optique traditionnel fait souvent partie de l’équipement de base, mais il est moyennement apprécié et on lui préfère généralement la visée directe au moyen de l’écran. C’est ce double système qui équipe encore la plupart des appareils d’entrée de gamme. Mais le besoin d’une visée reflex se fait sentir. Pour pallier à la difficulté de sa réalisation (et aux prix qui en découle), on voit apparaitre des appareils « bridge » qui procurent une vision de type reflex (c. à d. à travers l’objectif) mais en vidéo, à la place d’une vision optique directe. Ce système ingénieux a été, à mon avis, injustement décrié par des puristes et on n’en trouve plus guère aujourd’hui. Les vrais appareils reflex , chers, finiront par séduire les amateurs-experts tout comme les pros. Mais ce n’est que récemment que l’industrie est parvenue à proposer des appareils reflex permettant aussi de viser au moyen de l’écran.

En 1999 apparait le reflex numérique Nikon D1.

Avec son capteur de 2,74 mégapixels (battu en brèche aujourd’hui par le moindre des camphones ;-) on le considère comme le premier reflex de niveau professionnel. C’est vers cette époque que débute une course vertigineuse aux performances. La concurrence acharnée que se livrent les différentes marques en laissera quelques unes sur le carreau.

C’est entre 2003 et 2004 que les préférences technologiques

des amateurs comme des professionnels basculent vers le numérique. Il est intéressant de constater ici que c’est le développement des appareils amateur qui a mené à la réalisation des appareils reflex performants s’adressant aux professionnels. (Dans beaucoup d’autres domaines industriels, on prône un modèle inverse, qui va des matériels de pointe pour les pros vers des applications grand public.) Les photojournalistes, pressés par leurs rédactions, sont les premiers à s’en servir. Mais ils n’y croient pas trop et doublent encore souvent leurs prises de vues en argentique. Du côté des appareils de studio, les dos numériques bénéficient des mêmes progrès technologiques et deviennent extrêmement performants, atteignant parfois les 50 millions de pixels. Leur dimension de 6 cm de côté permet de diminuer le format des chambres à banc optique.

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Le photographe Alec Jackson lors d’une compétition de golf le 6 septembre 2008, transportant un double équipement argentique et numérique
© Bernard Menettrier

Pour bien comprendre les phénomènes qui ont contribué à l’émergence du numérique, il faut aussi prendre en compte des aspects techniques peu visuels, mais qui sous-tendent tout son développement. Par exemple, la constante augmentation de la puissance de traitement des ordinateurs ainsi que des capacités de stockage ont été déterminantes. L’histoire des logiciels, très peu spectaculaire aussi d’un point de vue visuel, est un pan de cette histoire qui reste à étudier.

Les moins jeunes des visiteurs éprouveront un étonnement bizarre en découvrant cette courte tranche d’histoire. De revoir dans une perspective historique, des objets qu’ils ont côtoyés, sinon utilisés, procure un étrange sentiment : celui d’avoir participé un tout petit peu à l’histoire ;-) Les plus jeunes pourront mesurer que des objets qu’ils considèrent comme allant de soi ne sont guère plus âgés qu’eux.

L’exposition présente une vidéo faite d’interviews d’une dizaine de photographes de l’USPP (Union Suisse des Photographes Professionnels) au sujet de leur première photo numérique. Ces quelques témoignages sans prétention, sont toutefois très révélateurs de l’état d’esprit, fait de retenue et de réticence, qui a présidé à l’adoption du numérique par les pros. Les amateurs, qui certes n’avaient rien à perdre, n’ont pas fait tant d’histoires ;-) La plupart n’avaient d’ailleurs jamais pratiqué l’argentique auparavant. La vidéo est visible sur YouTube en 2 parties.

Son objet étant en plein développement, l’exposition s’ouvre à quelques développements actuels autour de l’imagerie numérique. C’est ainsi que des travaux de divers chercheurs sont présentés et animés par des démonstrations... interactives ! Particulièrement remarquables, sont les expériences du Laboratoire de communications audiovisuelles de la Faculté informatique et communications de l’EPFL (École Polytechnique Fédérale de Lausanne) qui portent sur des développements dans le domaine de la réalité augmentée ou sur la photographie dans l’infrarouge proche permettant la correction instantanée et automatique d’imperfections du visage. L’Imaging & Media Lab de l’université de Bâle présente, pour sa part, des travaux permettant de restituer les couleurs originales d’anciens tirages couleur qui, comme tout le monde a pu le constater, disparaissent irrémédiablement. (J’entends d’ici hurler les chercheurs en histoire visuelle ;-)

Je reviendrai peut-être ultérieurement sur cette partie de l’exposition, mais en attendant, je vous invite à découvrir par vous-mêmes les expériences évoquées ci-dessus et d’autres encore, directement au musée.

Signalons qu’à l’exception de la partie traitant des recherches actuelles, ce nouveau dispositif d’exposition est appelé à durer, car il est la première partie d’une refonte plus générale du musée. L’exposition dans sa forme actuelle est visible jusqu’au 31 décembre 2010.

Notes:

[1] D’une façon très très généralisée, on peut dire que les théories reposant sur l’indicialité bénéficient d’un nouvel éclairage depuis l’émergence du numérique, sans que ce soit là la raison principale de leur remise en question. Quelques liens pour approfondir cette question :
Au doigt ou à l’oeil ? - Etudes photographiques - André Gunthert
La part du visible ou la valeur indicielle de la photographie dans le savoir historique - L’Atelier du LHIVIC - Martine Robert
La retouche numérique à l’index - Etudes photographiques - Tom Gunning

[2] Pour moi, cela a correspondu à l’essoufflement d’un « marché » de l’illustration et m’a permis de prolonger, à travers la photo, mes activités de faiseur d’images. Cela peut expliquer ma liberté vis-à-vis des tabous liés la retouche ;-)

[3] J’en ai possédé un et j’ose à peine avouer que je l’ai jeté à peu près en même temps que mes câbles SCSI et mon lecteur SyQuest !

Béat Brüsch, le 11 mai 2010 à 01.46 h
Rubrique: Voir de ses yeux
Mots-clés: exposition , musée , numérique , recherche
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Les lacustres

On nous a menti, les lacustres c’est du pipeau, ça n’existait pas ! Du moins, ce n’était pas comme on nous l’a dit et surtout pas comme on nous l’a montré à travers l’imagerie développée autour de cette civilisation. On le sait depuis un moment, mais la force et la séduction de ces images idylliques est tenace. Pour l’attester, le musée du Laténium à Neuchâtel (Suisse) a mis sur pied une exposition : L’imaginaire lacustre - visions d’une civilisation engloutie.


Tout commence en 1854, au bord du lac de Zürich, lorsqu’on met à jour des alignements de pieux de bois plantés dans le lac ainsi que de grandes quantités de matériaux bizarres en os, en pierre, en terre cuite et en bois de cerf. Ferdinand Keller est le président de la Société des Antiquaires de Zürich et identifie rapidement ces découvertes comme des vestiges préhistoriques. Dans une grande frénésie, les collègues qu’il a alertés retrouvent le même type de gisements autour d’autres lacs suisses. La découverte est stupéfiante et Keller publie la même année un long rapport dans lequel il propose une interprétation audacieuse de ces trouvailles : il s’agirait de vestiges de villages érigés au-dessus de l’eau. La « civilisation lacustre » était née et la nouvelle fut accueillie avec enthousiasme par la communauté savante et les élites intellectuelles et bourgeoises.

La fascination qu’exerça la « théorie lacustre » sur les archéologues de l’époque tenait bien sûr à ce qu’elle semblait fondée. Des prédispositions psychologiques et romantiques firent le reste en mettant en branle tout un imaginaire évoquant, entre autres, les mondes engloutis de l’Atlantide ou de la cité d’Ys en Bretagne. Mais les éléments décisifs furent apportés par le contexte politique et idéologique du moment. La Suisse sortait d’une période troublée de révolutions et de guerre civile (Sonderbund). En 1848, une nouvelle constitution démocrate et progressiste voit le jour. Après des bouleversements déstabilisants et face aux menaces de ses voisins, l’état se cherche une nouvelle cohésion nationale, car les mythes fondateurs traditionnels (Guillaume Tell, etc) ne tiennent plus. Ces « nouveaux » ancêtres tombent à pic pour construire une nouvelle identité nationale. La société agricole et artisanale de ces lacustres apparait comme une communauté parfaite : égalitaire, laborieuse et pacifique. Comme une île au milieu des tourments du monde, le village isolé au-dessus de l’eau, à l’abri du danger, constitue une parfaite métaphore du « Sonderfal suissel » (pour beaucoup, ce credo tient toujours ;-) La violence existentielle que l’on prêtait aux habitants de la préhistoire fait place à une société beaucoup plus harmonieuse, beaucoup plus présentable. De se savoir les descendants millénaires d’un si beau modèle de civilisation valorise les Suisses et les conforte dans l’image particulière qu’ils se font d’eux-mêmes.

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Première représentation de lacustres
Proposition de reconstitution de village lacustre (1854), par Ferdinand Keller - Laténium

L’imagerie apparait dès les premières publications sur les découvertes lacustres. Elle va tenir une place prépondérante dans la manifestation de tous les phénomènes liés aux lacustres. Ferdinand Keller lui-même, propose d’emblée une projection imagée de ce que pouvait (devait) être un village lacustre. Accompagné de schémas de relevés tout à fait précis et sérieux, son dessin de village lacustre donne l’impression qu’il résulte de la transposition exacte des observations de terrain. (On a découvert depuis, que son imagination avait été guidée par une gravure rapportée par Dumont d’Urville de retour de Nouvelle-Guinée.) Keller n’avait pourtant pas cherché à faire passer son dessin pour une réalité. Mais en tombant dans l’effervescence des premières prospections, cette illustration bénéficia d’une publicité extraordinaire et échappa littéralement à son auteur. Elle devint la référence incontournable munie d’un statut de vérité intangible. Il faut dire, à la décharge de Keller et de ses confrères, que ces découvertes sur la préhistoire étaient tellement inouïes qu’il était difficile de les mettre en perspective (un peu comme si nous découvrions des petits hommes verts à moins d’une année-lumière de chez nous !).

Dans les années qui suivent, les fouilles se poursuivent et de nombreux travaux sont publiés. Dès 1860, on remarque que les images - produites maintenant par des illustrateurs et non plus par les archéologues eux-mêmes - se distinguent de plus en plus du propos scientifique en se référant à des codes fixés dans les premiers dessins, devenus ainsi des standards immuables. À partir de là, le mythe des lacustres est bien établi et se perpétue à travers une imagerie d’Épinal. Mais on n’allait pas en rester là. Sous l’impulsion des archéologues, cette fois, il se créa de nombreuses maquettes à des échelles de plus en plus grandes, jusqu’aux reconstitutions en grandeur nature. Cette vogue des représentations en volume culmina lors de l’Exposition universelle de 1889 avec un village lacustre érigé au pied de la tour Eiffel. Ce village soigneusement réalisé éveilla un grand intérêt et fut à la base d’une consécration de la théorie lacustre auprès du public international.

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Village lacustre de l’âge de la Pierre
Auguste Bachelin (1867), huile sur toile (263 x 161 cm). Musée national suisse, Zurich .

Les beaux-arts ne sont pas en reste. En cette fin de siècle, on voit s’épanouir une peinture historique reprenant à l’envi les thèmes lacustres. Souvent réalisées selon les directives des archéologues, les oeuvres de peintres reconnus par leurs contemporains renforcent encore la légitimité scientifique. Elles donnent de l’épaisseur à des scènes qui sont ainsi bien plus vivantes que ne pouvaient l’être de petites gravures souvent maladroites. Ces toiles ont ouvert la voie à un florilège d’estampes, de calendriers, de romans, de livres scolaires et de livres pour la jeunesse. Par la diversité des supports utilisés, l’imagerie lacustre se diffuse ainsi dans toutes les couches de la population. Elle n’est plus réservée à des élites formées et devient une sorte de ciment social reliant toutes les catégories entre elles, chacune de ces catégories se réservant par ailleurs ses propres canaux. Ainsi, pendant que les almanachs se répandent jusque dans les chaumières les plus reculées, les citadins fréquentent les musées.

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Groupe lacustre de l’âge de la pierre
Figurants d’un cortège historique à Neuchâtel (1882) - Laténium

Dans l’entre-deux-guerres - patatras ! - la théorie lacustre commence à être remise en question. De nouvelles découvertes, ainsi que des études plus efficientes, concluent que les villages pallafitiques étaient en réalité bâtis sur la terre ferme. Les pilotis servaient surtout surélever les planchers pour les isoler de l’humidité et à se préserver des crues annuelles. D’autres disciplines scientifiques apportent aussi des précisions sur les variations du niveau des lacs sur le long terme et conduisent aux mêmes conclusions. Des conditions locales très diverses font toutefois qu’il n’y a pas de modèle idéal et qu’une grande variabilité se retrouve dans ces habitats. Dans les années 1970, la communauté scientifique fait clairement le deuil des théories lacustres.

Aujourd’hui, les musées et les publications tiennent naturellement compte de ces ajustements. Les villages sont maintenant représentés au bord de l’eau. Pour un public un peu distrait, ce n’est pas très différent de l’ancienne représentation et la confusion s’installe quelques fois. (Il est à remarquer que le nom n’a pas changé, on les appelle toujours Les lacustres !) Il est impossible de faire oublier un mythe construit sur une telle imagerie. Surtout s’il sert aussi bien la cause du repli identitaire qui marque toujours, consciemment ou non, la mentalité de nombreux confédérés. Tout le monde sait bien que Guillaume Tell est le héros d’une légende, mais tous les Suisses font semblant d’y croire, parce que « cela les arrange bien », parce que cela fait partie de leur identité. (J’en connais d’autres qui aiment à croire qu’une vierge s’est fait brûler vive sur un bucher parce qu’elle avait eu des acouphènes, mais je m’égare ;-) Un mythe échappe à toute vérité historique. Il ne peut rendre compte que d’un passé fantasmé au service de préoccupations du présent.

Chromo publicitaireComme on l’a vu, les images ont joué un rôle fondamental dans la constitution du mythe lacustre. Au 19e siècle, la fréquentation des images n’était - et de loin ! - pas aussi répandue que de nos jours. L’usage de la lithographie se démocratise et des publications en font de plus en plus usage. Mais les conditions et les effets de la diffusion en nombre des images sont encore largement ignorés des publicistes, qu’ils soient archéologues ou éditeurs. On ne peut donc accuser les archéologues de légèreté, car ils ignoraient tout de la puissance irrévocable des images. Le public, pas mieux préparé non plus, les a prises comme argent comptant. Au passage, on constate que bien avant l’usage de la photographie, on investissait nos attentes de vérité dans d’autres types d’images ;-)

Chromo publicitairePour la création du mythe, le terreau était favorable et les archéologues peu conscients de ce qu’ils semaient. Leurs trouvailles étaient tellement inattendues qu’il fallait bien qu’ils essaient de les représenter visuellement pour les tester. Dans le texte d’une publication, on peut éluder les parties obscures ou mal résolues sans que ce texte en souffre. La linéarité du texte permet d’en maitriser l’expression bien plus précisément que ne l’autorise une illustration dont tous les éléments apparaissent simultanément et que le spectateur peut relier selon ses attentes et sa subjectivité. Comme la nature, l’illustration a horreur du vide. Il est difficile d’y laisser des parties en blanc - comme les parties inexplorées des anciennes cartes de géographie - sous peine de nuire gravement au « fonctionnement » de l’image. Les parties inconnues sont donc remplacées par ce qui parait le plus vraisemblable. Et ce « vraisemblable » est une porte grande ouverte au contexte, à la normalité des usages, mais aussi aux attentes du moment. En regardant cet aspect des images, on en apprendra bien plus sur l’époque de leur réalisation que sur l’époque évoquée. « Passée par le prisme de la représentation artistique, l’image prend vie sous le regard du spectateur ; c’est même précisément ce regard extérieur qui lui donne vie. En somme, on peut dire qu’en donnant une forme concrète au passé, l’artiste perd le contrôle sur son image : celle-ci est en quelque sorte prisonnière des représentations imaginaires de ceux qui la contemplent. » [1]

L’exposition L’imaginaire lacustre - visions d’une civilisation engloutie se tient encore jusqu’au 7 juin 2009 au Laténium. Si vous ne connaissez pas le musée du Laténium, cette exposition est une bonne occasion de vous y rendre. À vrai dire, l’exposition temporaire ne tient pas une énorme place dans le cours de la collection permanente du musée. Elle permet toutefois de voir quelques peintures historiques et les originaux de nombreuses gravures. Le livre [2] édité à cette occasion me semble beaucoup plus complet, tant pour le texte que pour la généreuse iconographie. Je m’en suis d’ailleurs très largement inspiré pour vous livrer ce billet ;-)

Le Laténium est un musée passionnant à plus d’un titre. Il couvre pas moins de 500 siècles d’histoire ! Les périodes préhistoriques en constituent évidemment la partie la plus importante. Le musée est érigé au bord du Lac sur l’emplacement d’une fouille lacustre et à un jet de pierre de La Tène, lieu-dit qui a donné son nom à la période éponyme caractérisant le Second âge du fer. Architecture et muséographie s’y allient pour former un ensemble d’une grande cohérence. La visite se fait dans le sens chronologique inverse (comme dans les blogs !) et commence sur une pente douce, comme pour entrer dans les profondeurs du temps. De loin en loin, les murs portent les repères chiffrés des échelles du temps. Pour le dire simplement... c’est beau. Le lieu respire la sérénité et nous réconcilie un peu avec le temps du monde. Compter plus de 2 heures de visite sans les extérieurs. Les enfants ne sont pas oubliés, des postes ludiquo-interactifs émaillent le parcours. Le Laténium a obtenu le Prix du Musée du Conseil de l’Europe en 2003. Voir ici le site du Laténium.

Notes:

[1] ibid.

[2] Marc-Antoine Kaeser, 2008. Visions d’une civilisation engloutie : La représentation des villages lacustres, de 1854 à nos jours / Ansichten einer versunkenen Welt : Die Darstellung der Pfahlbaudörfer seit 1854. Bilingue, 160 pages, format 23 x 28.5 cm © Hauterive, Laténium / Zürich, Schweizerisches Landesmuseum. ISBN 2 - 9700394-2-2

On peut commander le livre (29 CHF) via e-mail depuis le site du Laténium. On le trouve aussi dans la liste des Publications sur le site des Musées Nationaux suisses. Pour l’obtenir, on se rendra à cette page où on vous indiquera également une adresse e-mail pour commander les ouvrages.
Je rappelle que nous sommes en 2009 et que les Musées Nationaux suisses sont probablement les derniers éditeurs qui n’ont pas de débouché vers une boutique en ligne. Les lacustres peuvent toujours ramer, c’est pas demain qu’on va mettre le feu au lac !

Béat Brüsch, le 9 mai 2009 à 01.29 h
Rubrique: A propos d’images
Mots-clés: histoire , musée , mythe , société
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