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mot clé «esthétique»

Encore un débat sur des images (trop ?) photoshopées ! Ça en devient lassant. Je ne pensais pas en parler, mais, constatant que le sujet est toujours brûlant (2 posts en moins de 24h sur The Online Photographer !), j’ai envie encore une fois d’y mettre mon grain de sel.

L’histoire ? Un photographe danois, Klavs Bo Christensen, s’est vu refuser ses travaux par le jury du concours annuel de sa fédération de photo de presse (Pressefotographforbundet) au prétexte qu’elles étaient trop manipulées et s’éloignaient ainsi de la vérité [1]. Après avoir eu des doutes, le jury a demandé au photographe de lui soumettre ses fichiers RAW, afin de les confronter aux fichiers que le photographe a publiés.

Ce dernier point à lui seul, me pose déjà de gros problèmes. Comment un jury peut-il exiger de se poser en censeur de la « vérité » pour juger du rendu d’une scène à laquelle il n’a pas assisté ? C’est un peu le maître qui demande son cahier de brouillon à l’élève turbulent ! Sauf, qu’un photographe de presse est à priori un grand garçon (ou une grande fille), qui sait parfaitement ce qu’il fait, ce qu’il a vu et ce qu’il cherche à nous montrer. Dans les affaires de retouche, il faut distinguer celles dans lesquelles sont impliqués des postproducteurs (rédactions, éditeurs, etc) de celles où c’est l’auteur lui-même qui procède à des modifications. Les retouches faites par l’auteur - même si cela n’exclut pas la maladresse - sont le prolongement du travail de l’auteur. Elles doivent jouir d’une considération différente de celle qu’on réserve aux bidouilleurs habituels des arrières-salles de rédaction, qui le font presque toujours pour des raisons indéfendables.

On reproche à Klavs Bo Christensen d’avoir quelque peu forcé la saturation des couleurs et les contrastes de ses images prises à Haïti après un gros ouragan. On oublie bien souvent que les représentations photographiques ressortissent de conventions. Beaucoup de celles-ci sont le fruit de limitations techniques : noir/blanc, bougé, profondeur de champ, contraste, utilisation du flash en plein jour, et j’en passe. Beaucoup de transformations sont obtenues après coup, dans le « secret » des labos ou par des logiciels de traitement d’images et sont bien acceptées. Ce qui est étonnant en photo, c’est qu’on finit toujours par incorporer ces conventions stylistiques dans les gages de vérité que l’on prête aux photos ! Pensiez-vous que le monde était en noir/blanc avant les années 40 ? Non ? Mais c’est pourtant ce que nous montrent les photos et les films provenant de ces temps reculés !

© Klavs Bo Christensen
© Klavs Bo Christensen

Passer la souris pour voir avant/après

© Klavs Bo Christensen
© Klavs Bo Christensen

Passer la souris pour voir avant/après

© Klavs Bo Christensen
© Klavs Bo Christensen

Passer la souris pour voir avant/après

Les photographes savent bien que les fichiers RAW (fichiers bruts [2]) ne sont pas d’une très grande fidélité, en termes de rendu de l’atmosphère d’une scène. C’est même un fait constitutif du procédé, car le plus souvent, on règle les RAW de manière à ce que leur rendu soit le plus plat possible (le moins « manipulé » possible !), afin d’avoir toute latitude d’y apporter ses propres réglages avec la meilleure efficacité. D’exagérer le rendu des couleurs d’une image est une démarche aussi naturelle, de nos jours, qu’elle l’était à l’époque où l’on choisissait une pellicule plutôt qu’une autre, en fonction des sujets, de ses goûts ou de tout autre critère subjectif. C’est juste un peu (beaucoup !) plus efficace aujourd’hui. Et tant pis si cela dérange les habitudes visuelles de quelques grincheux. Les exagérations d’aujourd’hui sont peut-être les conventions de demain...

Les photographes de presse ne sont pas les scanners froids de la vérité vraie et objective que certains voudraient qu’ils fussent ! Ils sont aussi quelques fois des auteurs. Et ce peut être une bonne manière pour eux de « faire la différence » en ces temps difficiles.

Quant à ce jury, il me fait penser à ces fades experts venus du Cap Nord pour nous empêcher de fabriquer des fromages au lait cru ou des cervelas en peau de zébu !

Notes:

[1] Ne lisant pas le danois, j’interprète ce que propose la traduction robotique de Google...

[2] J’ai déjà parlé de cette interprétation des fichiers RAW ici. J’ai analysé certaines différences de perception entre l’oeil et la machine photographique et noté quelques tentatives de les atténuer dans mon billet sur le contraste local.

Béat Brüsch, le 9 avril 2009 à 18.22 h
Rubrique: A propos d’images
Mots-clés: esthétique , manipulation , photojournalisme , éthique
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Le photographe Andreas Seibert a entrepris depuis 2002 un travail documentaire sur les conditions de vie des travailleurs migrants en Chine (les mingongs). Son site présente 4 magnifiques portfolios qu’on peut consulter sur cette page. (N’oubliez pas de lire les textes et légendes ;-) Ses photos sont empreintes d’une esthétique simple, directe et font preuve d’une maitrise technique époustouflante. Admirez sa virtuosité dans l’utilisation de la profondeur de champ. A la vue de cet univers de migrants intérieurs, je ne peux m’empêcher de faire un parallèle avec le travail de Samuel Bollendorff que j’évoquais ici, il y presque une année. Les approches respectives des 2 photographes ne me semblent pas foncièrement différentes. Mais on ne peut en dire autant des résultats visuels ! Si sur certains points on peut trouver quelques analogies (les mises en page centrales des personnages, par exemple), force est de constater que le rendu de leurs photos est très différent. Chez l’un, les photos ont un aspect « brut de décoffrage », alors que chez l’autre on peut, en exagérant à peine, parler d’une qualité « studio ». Que faut-il en déduire ? Le rendu de ces images est-il déterminant pour leur force ?
Les images de Bollendorff montrent bien qu’elles ont été faites à la sauvette, en cachette, dans des conditions d’éclairage non contrôlées. Mais elles laissent voir aussi que la postproduction a été succincte, voire inexistante. Il n’y a, semble-t-il, pas eu de tentatives de rattraper une lumière défaillante ou une couleur qui aurait « dérapé ». (Que le photographe me pardonne, mais on a un peu l’impression que les photos on été réalisées avec un appareil de poche argentique et tirées au supermarché du coin ;-) Cela est-il le résultat d’un choix esthétique délibéré de la part du photographe ? Cet effet est-il cultivé, appuyé, voire exagéré ? Et dans quels buts ?
Avec les images de Seibert, on ne ressent pas du tout cette impression de photos arrachées en vitesse avant qu’un agent de surveillance ne vienne mettre fin à la séance. Pourtant, les acteurs sont presque les mêmes et se prêtent au jeu avec simplicité. Certaines photos sont visiblement un peu plus posées et toutes sont soigneusement (et respectueusement) postproduites. Cela les rend-il moins convaincantes ?
En ce qui me concerne, j’adhère sans peine aux deux types de photos, à leur profonde humanité et je respecte les démarches qui y conduisent, mais je voudrais connaitre ce qui motive les unes et les autres. Les photos approximatives à gros pixels apparents dont on a cru un moment qu’elles envahiraient une presse en mal de crédibilité sont elles toujours « tendance » ? Ou faut-il prendre ces photos peu travaillées pour une résurgence de l’Arte Povera ? Mais aussi, peut-on demander à un photographe professionnel, maitrisant parfaitement les aspects techniques de son métier, de tout oublier pour ne pas être accusé de « faire de l’esthétique sur le dos de la misère »...? (C’est ainsi que c’est parfois formulé !) Ce débat est ouvert depuis longtemps, on le voit par exemple ressurgir chaque année au moment des prix du World Press Photo. Je n’y apporte pas de solution, je propose juste quelques questions de plus... et une comparaison.
Andreas Seibert est né en Suisse en 1970 et a étudié à Zürich. Depuis 1993 il vit et travaille à Tokyo. On peut voir un accrochage de la série From Somewhere to Nowhere jusqu’au 26 septembre à la galerie Coalmine à Winterthur (Suisse). Les 4 portfolios sont visibles sur son site où vous trouverez également une biographie.
Le travail de Samuel Bollendorff À marche forcée, dont on peutvoir le diaporama ici, a été remarqué l’année passée à Visa pour l’image. Dans une courte interview, il raconte l’adversité à laquelle se heurte un photographe en Chine... j’aimerais en savoir un peu plus, sur ce point, dans le travail de Seibert... Je compte me rendre à son exposition à Winterthur et vous en dirai plus si j’y glâne quelques réponses.

Béat Brüsch, le 16 août 2008 à 00.40 h
Rubrique: Regarder en ligne
Mots-clés: esthétique , exposition , photographe , société , voir
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et son influence sur nos archétypes esthétiques

La technique façonne le média. En photo argentique, de nombreux artefacts provoqués par des caractéristiques ou des limitations techniques sont devenus des archétypes esthétiques (grain, flou, déformations optiques, etc). Avec les techniques numériques - en grande rupture par rapport aux argentiques - nos canons esthétiques seront immanquablement modifiés, poussés par des particularités techniques jamais encore appliquées. Parmi celles qui ont déjà un impact, il faut relever les techniques qui sont liées au contraste local.

Le contraste local est une notion utilisée depuis longtemps par les chercheurs en perception visuelle. Ses données sont analysées et prises en compte en tant que paramètres dans l’élaboration de différentes théories scientifiques ayant trait à la vision. [1]

Ici, cette notion nous permettra surtout de mieux comprendre certaines différences entre nos perceptions visuelles et ce que peut recueillir un capteur photographique, que celui-ci soit argentique ou numérique. Avant les traitements numériques, elle n’avait jamais trouvé de réelle application pour l’élaboration des images. Chez les photographes, ce n’est que fortuitement que son principe a été appelé en renfort pour expliciter le résultat de quelques bidouillages ! Mais, commençons par le début...

Tout le monde sait ce qu’est un contraste : dans le monde visuel, c’est le rapport entre des zones claires et des zones sombres. La juxtaposition de noir et de blanc provoque, par exemple un fort contraste, alors que celle de deux gris moyens offre plutôt un faible contraste. Notre oeil distingue bien évidemment ces contrastes, mais il a une manière particulière de les appréhender. Faut-il redire qu’à la différence d’un appareil photo, notre oeil (et le cerveau qui lui est lié) opère des interprétations de ce qu’il voit ? L’appareil photo, lui, capture des images, d’une manière qu’on peut qualifier de « mécaniquement objective », ne seraient ses défauts techniques inhérents, par ailleurs connus et prévisibles.

L’étendue des tons - du plus sombre au plus clair - visibles dans la nature est très large. Notre oeil peut capter cette gamme dans son intégralité, mais dans certaines conditions seulement : il ne peut la couvrir de façon détaillée en un seul regard. Par contre, en fixant des zones différentes, la pupille s’adapte à la luminosité de ces zones et laisse passer des informations spécifiques. Par exemple, éblouis par un ciel clair nous ne percevons pas les détails dans les ombres. Mais si nous dirigeons notre regard vers ces ombres nous pouvons en distinguer certains. Pour bien le constater, exagérons cet effet en tenant devant nous un carton noir percé d’un trou (voir simulation ci-dessous en passant la souris sur l’image). Le carton, en occultant la forte luminosité du ciel, permet à l’oeil (à l’iris) de s’adapter à la luminosité plus faible des ombres.

Le phénomène se produit également dans des conditions normales (sans utiliser ce carton noir), mais dans des proportions moindres, car la vision périphérique prend en compte la luminosité de tout notre champ de vision. Notre oeil, en déplaçant son regard, non content d’adapter constamment sa focale, s’adapte aussi à la luminosité de la zone qu’il fixe, nous permettant ainsi de discerner des détails (voir simulation dans l’image ci-dessous en passant la souris sur l’image). L’effet n’est évidemment pas ressenti comme sur cet exemple, car notre cerveau - merveille de la nature - retraite ces informations morcelées et nous fait croire à la continuité de ce que nous voyons. Mais si nous avions un cerveau moins perfectionné, nous pourrions bien le ressentir comme cela ;-)

La grande gamme dynamique disponible est donc constituée d’une infinité de tons intermédiaires que nous ne discernons pas immédiatement. Quand notre regard se déplace, notre oeil ne fait rien d’autre que de tenter d’isoler une zone du reste du champ de vision. En faisant cela, il sélectionne une partie seulement de la gamme des tons disponibles. Mais dans cette gamme réduite, qui occupe ainsi tout son champ d’analyse, et cela grâce à de nouvelles conditions de luminosité, des tons intermédiaires se révèlent. De nouvelles conditions de contrastes, différentes de celles qui affectent l’ensemble du champ de vision, sont ressenties par notre système de vision. On les appelle des « contrastes locaux », par opposition au contraste « global », que nous connaissons tous. L’ensemble de ces mesures ponctuelles nous permet ainsi d’appréhender, au fur et à mesure, toute l’étendue et tous les détails de la gamme dynamique.

Le graphique ci-dessus montre à sa manière le phénomène d’augmentation du nombre de tons intermédiaires - Attention : ce dessin n’a rien de scientifique, il tente juste de traduire un « ressenti ».
• 1 : gamme de 26 niveaux de gris (remarquez au passage combien votre écran a déjà du mal à les afficher tous !).
• 2 : augmentation du nombre de tons intermédiaires par rapport à une certaine partie de la gamme dynamique (dans les tons foncés et dans les tons clairs). On remarque que, dans la direction des tons moyens (vers le milieu de la gamme), il y a une « création exagérée » de nouvelles nuances.

En photo, les choses se présentent d’une manière fort différente. Un capteur numérique n’est pas capable d’enregistrer toute l’étendue de la gamme dynamique [2] !. Pire, nos dispositifs de visionnage sont très limités et ne permettent souvent pas de voir l’intégralité de la gamme enregistrée par le capteur. Un bon écran d’ordinateur n’est capable, en théorie, d’afficher que 256 niveaux de gris. (Les blancs de la nature sont infiniment plus blancs que ceux de vos écrans ! - même remarque pour les noirs.) Et cela se gâte sérieusement si nous voulons imprimer une image : pour l’offset, environ 90 niveaux de gris. Comme nous voulons tout de même voir les extrêmes (les noirs et les blancs) la gamme affichée entre ces deux pôles manque de nuances : beaucoup de valeurs intermédiaires sont tout bonnement absentes. Sans autre intervention, les images présentent alors souvent des noirs « bouchés » et des blancs « brûlés ». On peut certes corriger sommairement ces défauts à la prise de vue en privilégiant, par exemple, les tons foncés, mais c’est alors les tons clairs qui en pâtissent et vice versa. Dans nos logiciels, on peut aussi, dans certaines limites, reproduire les vieilles recettes du labo argentique en jouant de la « maquillette »... C’est à dire, en sur-exposant certaines zones et en sous-exposant d’autres. Mais ces effets sont limités.

La grande différence entre une reproduction photographique et la vision directe de la même scène est que, sur la photo, toutes les informations sont figées (vous vous en doutiez, mais à ce point de l’exercice il est important de le souligner !). Notre oeil a donc beau chercher, même en s’y arrêtant avec insistance, il ne trouvera rien de plus dans les différentes zones de l’image que ce que montre l’écran ou l’imprimé.

Nous savons que le capteur a enregistré plus de niveaux de gris que les 256 que nous pouvons afficher (au mieux). De nombreuses techniques numériques, de plus en plus sophistiquées, ont été développées pour faire « remonter » ces informations et les rendre visibles tout en tenant compte des piètres performances de nos dispositifs de visionnage. L’une des premières, très simple et très efficace, a été « découverte » -comme le relate Michael H. Reichmann (en 2003) sur son site Luminous Landscape - par Thomas Knoll (qui n’est autre que l’inventeur de Photoshop). Le plus étonnant est que la technique est basée sur l’utilisation détournée d’un filtre « classique » du logiciel !

Dans mon billet sur la netteté des images je montrais comment on leurrait notre regard en augmentant le contraste des pixels sur les contours des objets. Cela se fait (sur Photoshop) à l’aide du filtre Accentuation [3]. Ce filtre détecte les contours et leur ajoute du contraste sur une zone (un halo) qui peut s’étendre, de chaque côté du contour, de 1 à ... disons 3 pixels. (On peut évidemment y régler d’autres paramètres que je n’aborderai pas ici, c’est déjà assez pénible pour les technophobes ;-). Certains bidouilleurs (au rang desquels je n’oserais ranger Thomas Knoll - mais pour moi le terme n’est pas infamant) ont remarqué que ce petit halo, utile pour améliorer la netteté, pouvait être élargi jusqu’à des valeurs de 50 ou 100 pixels et produire des effets spectaculaires. [4] Quand l’augmentation du contraste est appliquée sur une si large étendue, le logiciel « remonte » des informations sur les tons intermédiaires qui n’étaient pas affichés avant. Ci-dessous : l’image entière à laquelle a été appliqué ce procédé (passer la souris...)

De fait, une photo traitée de cette manière, présente en continu et en permanence, tous les détails que l’oeil devrait « fabriquer » s’il était en condition de vision directe de la même scène. Ce n’est donc qu’une tentative d’« imitation de la réalité » de plus ! Une image, quoi ;-) L’effet obtenu, si la correction est appliquée modérément, nous fait ressentir l’image comme nettoyée, désembuée. Un peu comme nous pouvons le voir dans un ciel de traine, après que l’atmosphère ait été nettoyée par d’abondantes pluies. Notre cerveau, cherchant dans sa panoplie des possibles, trouve là probablement, un élément d’explication...

Précisons qu’il n’y a pas plus de niveaux de gris sur une image de ce type. On « se débrouille » avec ceux que l’on a, mais on les redispose d’une manière « plus profitable ». Et ça marche, car notre oeil est plus sensible à la valeur relative de la luminosité qu’à sa valeur absolue. Remarquons que sur les images, le contraste « local » n’est pas plus une vision idéalisée que le contraste « global ». Aucune de ces visions des contrastes ne correspond vraiment au monde tel qu’on peut le voir en direct. Tout au plus, peut-on affirmer que le contraste « local » tend à nous rapprocher un peu plus d’une bonne description de la « réalité » (et encore !).

Les images ci-dessous (oui, avec la souris...) permettent de comparer les différences entre le contraste « global » et le contraste « local »...

Comparaison original > contraste global

Comparaison original > contraste local

Comparaison contraste global > contraste local

Il est clair que pour obtenir une bonne image il conviendrait de jouer des 2 effets, mais ce n’est pas le but de cet exercice ;-)

Ces résultats ont (probablement) motivé la recherche d’autres possibilités logicielles permettant d’exploiter une plus grande dynamique des tons. Plusieurs nouvelles fonctionnalités allant dans ce sens ont ainsi vu le jour dans nos programmes d’imagerie en proposant des réglages à la fois plus ciblés, plus intuitifs et plus puissants. [5]

Sur cette image (oui la souris...) on observe bien ce fonctionnement de « révélation » de nouveaux contrastes locaux. Remarquez que les bords de l’ombre de l’arbre (p. ex. sur le chemin) ne changent pratiquement pas. Tout se passe à l’intérieur de la partie ombrée.

Voilà pour les prodiges de la technique. Si je vous impose ces laborieuses explications, ce n’est pas juste pour nous émerveiller des beautés de la nature et du génie humain ! Mais c’est que ces nouvelles possibilités vont avoir (et ont déjà) des influences sur l’apparence des images. À cet instant, il n’est pas possible de préjuger de l’étendue des modifications que vont engendrer ces technologies. Mais il me parait utile de pouvoir déjà noter le phénomène, l’identifier, le reconnaitre. Il faut souligner ici, que les modifications qu’opèrent ces technologies sur les images sont véritablement innovantes, en ce sens qu’elles n’avaient jamais pu être réalisées auparavant en argentique.

Nous avons tous, peu ou prou, une culture imagière basée sur la somme des images que nous avons vues. Par exemple, nous nous sommes tous habitués à ces clairs-obscurs - chers aux peintres de la renaissance - que la photo s’est en quelque sorte réappropriés, aidée en cela par des contraintes techniques intrinsèques. Ces noirs profonds dessinant de belles compositions graphiques et masquant les détails à notre regard - les transformant en autant de mystères - sont devenus des éléments constitutifs de nos canons esthétiques. Va-t-on, parce que la technique le permet, remplir ces ombres de détails ? Allons-nous compter toutes les feuilles des arbres ? Les ciels sereins de nos photos, vont-ils systématiquement présenter des visions d’orages apocalyptiques ? Bref, comment notre culture visuelle va-t-elle intégrer ces changements ?

Dans une vision optimiste, on peut penser que pour les domaines de l’expression personnelle (de l’art !) ces nouvelles perspectives apportent un plus riche potentiel de créativité. Mais en parallèle, il faut s’attendre aussi à tout autant d’excès mal venus (selon Audiard, il y en a « qui osent tout » ;-) Cela reste évidemment très subjectif, car, sous l’empire des archétypes esthétiques d’aujourd’hui, nous ne pouvons préjuger de ceux de demain.

Dans une perspective utilitariste, il faut reconnaitre qu’appliquées avec mesure, ces techniques peuvent apporter leur lot d’enrichissements visuels en révélant sur une image bien plus de détails qu’on pouvait en espérer avant. Les documentaristes apprécieront. Mais gare aux illusions : trop d’informations noient l’information ! La multiplication d’éléments anecdotiques peut agir comme un élément perturbateur de l’expressivité des images. La profusion de détails va-t-elle devenir un artefact constitutif de l’esthétique de nos photos ? Je vous laisse imaginer ce que ces techniques, appliquées sans discernement à des visages, peuvent y révéler de détails qu’on cherche d’ordinaire à cacher...

Dans l’image ci-dessous (la souris... pfhh), on peut se demander ce qu’apporte le débouchage des noirs... Les botanistes y verront peut-être des éléments dignes d’intérêt, mais je ne suis pas sûr que tout le monde y trouve son compte...

Ma vraie crainte est la généralisation de ces technologies dans des processus automatiques ignorés et ingérables par les utilisateurs (dans des appareils compacts, imprimantes, labos de tirages papier, etc). Après avoir vu débarquer des fonctions telles que la reconnaissance des visages ou la détection des sourires, il ne faut plus s’étonner de rien : la standardisation est en marche ! En vieux con pessimiste - ayant connu la vie ante-digitale - je constate que sur le fond, la standardisation (celle qui nivelle toujours par le bas !) intervient quasi automatiquement dans les réalisations résultant des activités « d’avant » dont s’empare l’informatique. C’est un de ses effets collatéraux majeurs qui est souvent masqué par la brillance des technologies et leur démocratisation. Mais peut-être que cette standardisation permettra justement à des auteurs intelligents, cultivés, habiles et créatifs d’en émerger... Que ces derniers utilisent alors, ou non, ces nouvelles technologies est une question secondaire.

Notes:

[1] Quelques éléments d’intérêt :
Contrast and visibility / Rapport CIE 95, 1992 / Roland Brémond : « La première étape de traitement de l’information visuelle a lieu avant les récepteurs photosensibles de la rétine : la lumière incidente traverse une couche de cellules, de taille importante par rapport à l’espacement entre les cônes de la rétine, et qui participent à l’extraction de détails fins. Ce processus reste mystérieux. »
Nous voilà bien avancés ;-)
Quelques traitements bas niveau basés sur une analyse du contraste local / A. Le Negrate, A. Beghadi, K. Boussaïd-Belkacem : « Ce traitement a pour effet de déplacer le niveau de gris du pixel d’une quantité proportionnelle à l’écart par rapport au niveau de gris moyen des contours. Notons qu’un pixel appartenant au contour n’est pas modifié. Il s’agit donc d’une transformation bidirectionnelle. Ceci a pour conséquence immédiate de renforcer le contraste tout en préservant la position des pixels des contours. »
On voit ici que bien avant que la pratique ne se répande chez les photographes, des chercheurs s’étaient penchés (1989) sur ce type de traitement...
Wikibooks : Photographie / 14 - Netteté des images photographiques / L’œil et la perception de la netteté : « La perception d’un fin détail dépend en fait au moins autant, sinon plus, du contraste local et de la netteté de ses bords que de ses dimensions. Placé à 1 m d’une surface blanche bien éclairée, l’œil « normal » y distinguera sûrement un point noir de 0,25 mm de diamètre mais pas une chiure de mouche jaune pâle de 1 mm de diamètre, pourtant beaucoup plus grande. »

[2] Pour un écran standard, la gamme dynamique a un rapport de 256:1 (en 8 bits, donc en noir/blanc). En couleurs, chaque canal étant codé sur 8 bits nous obtenons 256 x 256 x 256 = 16 millions de couleurs. Mais cela ne change rien au problème de fond : la luminosité n’a toujours que 256 niveaux. (Nous pouvons le constater si nous passons en mode Lab.) Certains APN, en format Raw, codent les informations jusqu’à 14 bits et peuvent théoriquement capter une gamme dynamique allant jusqu’à 16364:1. Mais la gamme dynamique des scènes réelles est encore beaucoup plus étendue : un paysage ensoleillé peut offrir un rapport de 100’000:1, voire plus

[3] Mal nommé en anglais : Unsharp Filter

[4] Il semblerait donc qu’une fois de plus, la sérendipité - qui aurait déjà valu à Daguerre une découverte importante dans la mise au point du daguerréotype - soit à l’origine de nouvelles percées techniques dans le monde de la photographie...

[5] La commande « Tons foncés/Tons clairs » de Photoshop (utilisée dans la plupart des exemples de cette page) va dans ce sens et exige déjà un certain doigté pour ne pas tomber dans l’excès, comme je l’ai fait pour bien le montrer. DxO Optics Pro, de son côté, propose des traitements pouvant avoir des effets pour le moins spectaculaires, avec le défaut - à mon avis - qu’ils font partie des réglages standards que peu de gens vont désactiver, ou du moins tempérer. D’autres techniques, par exemple la HDR (High Dynamic Range), sur laquelle nous reviendrons, peuvent produire des résultats proprement hallucinants, capables de bousculer gravement nos habitudes visuelles.
NB : Sur tous les exemples de ce billet, les procédés ont été appliqués sur l’image entière. Il est bien évident que, pour obtenir des résultats optimaux, on peut les appliquer (ou pas, ou de manière différenciée) sur des zones choisies. Certains logiciels (Nikon Capture) sont d’ailleurs axés sur cette particularité.

Béat Brüsch, le 24 juin 2008 à 01.35 h
Rubrique: Un peu de technique
Mots-clés: archétype , esthétique , numérique , technologie
Commentaires: 8

Depuis quelque temps on assiste à l’émergence de logiciels permettant d’ajouter aux images numériques du grain argentique ou des couleurs typiques de certains films. C’est ainsi que l’on peut choisir de grainer ses photos à la manière du TriXPan ou du non moins célèbre HP4. On peut également donner à ses couleurs un aspect Velvia ou Kodachrome. Certaines fonctions autorisent même la simulation de traitements de labo particuliers. film 24x36 Sans aller jusqu’à évoquer toutes les possibilités d’utiliser ces commandes à mauvais escient (par défaut d’expérience argentique) je me demande quelle peut bien être l’utilité de tels procédés. Nostalgie d’un temps proche, mais révolu ? Sommes-nous incapables de nous passer des artefacts de la photo argentique ? Oui, j’ai dit artefact... car cela me permet de rappeler que bon nombre de caractéristiques visuelles de la photo argentique sont induites par la technologie. Les lois physico-chimiques étant ce qu’elles sont, leur mise en oeuvre pour la réalisation de films et d’émulsions a produit des effets collatéraux qui n’étaient sûrement pas voulus. Je ne peux imaginer que des « inventeurs » aient vraiment souhaité avoir du grain sur leurs photos. Cela s’est fait malgré eux, grâce aux procédés utilisés. Bien sûr, le génie humain a rapidement assimilé ces caractéristiques pour en exploiter les qualités poétiques. On a même développé toute une esthétique autour de ces particularités. Et les labos en ont remis une couche en proposant un grain plus beau que celui du concurrent. Et les photographes ont adoré cela, parfois en signant leur production d’un grain particulier, un peu comme une marque de fabrique. Le petit format et les émulsions rapides n’ont fait qu’accentuer le phénomène. On peut tenir le même raisonnement à propos d’autres contraintes techniques (de labo) qui ont orienté l’esthétique de la photographie, donnant par exemple des types particuliers de nuances colorées ou des échelles de gris spécifiques. Notre culture visuelle est fortement imprégnée de tous ces attributs de forme. Il n’est pas question ici de la renier, car elle nous fournit des repères indispensables. Mais en même temps, j’ai un peu peur que cela nous empêche de voir, d’imaginer et d’explorer d’autres modèles, bref, de développer une véritable vision débarrassée de ses oripeaux. Les technologies numériques nous ont libérés de bon nombre de contraintes techniques du passé. Servons-nous-en de façon créative et non pour produire du faux vieux ! Si vous tenez vraiment à l’argentique, le vrai, avec les odeurs aigrelettes du labo et tout ce qui va avec, c’est peut-être le bon moment de vous lancer, car les boutiques de photo regorgent de matériel d’occasion. Souvent du matériel légendaire, une véritable aubaine ! Sur le blog très documenté de Volker Gilbert, vous trouverez un article présentant toutes les nouveautés de ce secteur, qui semble assez productif. Tiens, je me demande quand on nous proposera (si ce n’est déjà fait ?) un plug-in offrant un choix de bordures de films pour faire encore plus vrai ?

Béat Brüsch, le 2 février 2007 à 10.55 h
Rubrique: Les nouvelles images
Mots-clés: archétype , argentique , esthétique
Commentaires: 2