Mots d'images

Le monde de nos ancêtres était-il en couleurs ? La production photographique et cinématographique de la première moitié du 20e siècle peut parfois donner l’impression que la vie s’y déroulait en noir et blanc. Petit voyage autour de cette particularité du noir/blanc, de quelques usages et de quelques conséquences...


La plupart des images que nous connaissons des temps préphotographiques étaient en couleurs. Personne n’aurait eu l’idée de faire de la peinture en noir/blanc, puisqu’on savait le faire en couleurs. Seuls certains types de gravures, pour des raisons techniques, étaient monochromes. Mais chaque fois que cela a été possible, on a produit des images en couleurs. L’apparition de la photographie, qui s’est rapidement imposée comme un moyen pratique de fabriquer des images, bon marché et diffusables à merci, a aussi promu le noir/blanc. Cette convention, imposée par une contrainte technique, fut vite assimilée, tant les autres qualités de ces images étaient appréciables, à commencer par l’illusion vériste apportée par le procédé mécanique. Dans notre monde coloré, cette prédominance d’images en noir et blanc a pu créer l’impression - un peu confuse, certes - que la première moitié du 20e siècle était vaguement triste, car manquant de couleurs pimpantes. Ce sentiment est renforcé par le fait que la période a été traversée par des crises graves et deux guerres effroyables, dont le lot d’images, en noir/blanc, n’a pas fini de nous hanter.

Visionnant un documentaire, plutôt quelconque sur le plan formel, l’autre soir à la télé, je subissais un mélange ininterrompu d’images en noir/blanc et en couleurs. Le sujet avait trait à la 2e guerre mondiale. Les scènes filmées « d’époque » étaient privilégiées, mais lorsqu’elles manquaient, on nous servait allègrement des images d’aujourd’hui tournées dans les mêmes lieux ou dans un milieu semblable. Et cela, sans aucune indication de la qualité des images, sauf que les images « d’époque » étaient en noir/blanc et les images contemporaines en couleurs. Banal. Il s’agit d’une convention coutumière des docus de nos télés. [1]

On peut s’interroger sur le bien-fondé d’une telle convention. D’abord, comment fera-t-on pour désigner les images de l’époque actuelle dans 50 ans ? (Peut-être que les images courantes seront alors en 3D et qu’on distinguera les périodes historiques à leur manque de relief ;-) Admettons que le procédé est bien pratique. Mais surtout pour l’auteur, car il est ainsi dispensé d’imagination, tout comme de faire de longues recherches documentaires qui n’entreraient ni dans son budget, ni dans ses ambitions ! Le spectateur, lui, est laissé à la merci des dérives qu’engendrent ces procédés quand ils ne sont pas appliqués avec une rigueur interdisant toute interprétation erronée. Quand les documents visuels ne sont que sommairement mis en perspective, ils tombent dans la banalité, ils sont mal compris, ou produisent des contre-sens.

Bien sûr, dans les documentaires « historiques » on ne rencontre pas que des images noir/blanc, de nombreuses sources et procédés d’imagerie pouvant être mis à contribution. Mais des images authentiquement documentaires (en noir/blanc, of course) y figurent presque toujours. Judicieusement mêlées aux autres, elles sont alors convoquées pour servir de caution d’authenticité pour l’ensemble des images qui endossent ainsi ce crédit de vérisme. Le spectateur, ébloui par tant d’images, est anesthésié et perd tout sens critique. À l’instar de presque toutes les émissions de télé, les documentaires sont devenus des écrans qui bougent, qu’il faut à tout prix remplir d’images, même quand on n’a momentanément rien à montrer. [2]

Le montage est inhérent au cinéma, il donne forme au discours. Il sera éclairant ou crapuleux selon le doigté ou les intentions du monteur (du montreur !). Quand le noir/blanc est utiisé comme « marqueur » historique, il se doit d’être explicite sur son rôle dans le montage. Il doit faire état de son statut (origine, conditions, etc), le mieux étant la manière subtile, légère, mais sans équivoque. Or, cela exige du talent et une volonté éditoriale exigeante, choses qu’on rencontre peu dans la plupart des chaines télé, souvent plus préoccupées à préparer de l’audience et du « temps de cerveau disponible » ! On s’en tiendra donc à cette convention brute : le noir et blanc c’est pour hier et la couleur c’est pour aujourd’hui. Point.

Je me suis souvent demandé

si et comment on pouvait comparer le montage cinématographique au montage photographique. Je m’interroge surtout de savoir pourquoi le premier est généralement mieux accepté que le second. L’usage du noir/blanc versus la couleur permet-il d’éclairer un pan de la question ?

Dans un montage cinématographique, quand on présente des documents historiques, les originaux ne sont pas altérés, leur « matière » originelle est visible et nous met en confiance. Pourtant, leur présentation en un enchainement d’images (ou de séquences) construisant une narration peut en dénaturer la signification. L’ordre de succession des images et leur durée nous sont imposés. Emportés par le récit, nous ne nous rendons pas toujours compte que la somme des images - et donc la signification de l’ensemble - n’a plus grand-chose à voir avec les images prises isolément. Il n’est qu’à se rappeler l’effet Koulechov pour en prendre conscience. Nous continuons de croire à l’authenticité de ce que nous avons vu puisque des images documentaires, dont la « réalité » est incontestable, nous ont été présentées. Nous pensons avoir gardé notre libre arbitre alors qu’il a été influencé par le montage, c’est-à-dire par un contexte d’essence subjectif (subjectif n’est pas une injure !).

Dans un montage photo, l’original a été altéré ou a disparu complètement, nous ne pouvons pas le voir. Le montage peut être indiscernable, il peut être indiqué dans une légende, il peut être implicitement ou explicitement visible dans l’image, ou pire encore, dénoncé par un blog ;-) Peu importe comment nous savons qu’il s’agit d’un montage, il sera presque toujours déconsidéré même si l’intention est défendable (si si, ça existe ;-) On s’en rend bien compte lorsque nous lisons les réactions des gens vis-à-vis des retouches : nous ne supportons pas qu’on dérobe à notre vue, ce que nous pensons être une vérité. En quelque sorte, nous voulons voir de nos propres yeux, même si on nous raconte des histoires. On peut noter aussi que là où le film a tout son temps et ses moyens pour expliquer et contextualiser les images, le photomontage doit se défendre seul avec juste, peut-être, une légende explicative. Mais laissons cette comparaison qui montre vite ses limites...

Il faut toutefois remarquer

que pour des images fixes, quand nous pouvons voir l’« avant » et l’« après » d’une intervention ou d’un changement, nous sommes un peu plus conciliants. Nous admettons, dans ce cas, certaines altérations, car la juxtaposition des images s’apparente alors aux conditions du montage cinématographique évoqué plus haut : on peut continuer à voir l’original. Mais le message est alors souvent dévoyé, car on se concentre sur l’analyse de ce qui a changé entre les deux versions de l’image et c’est le « jeu des 7 erreurs » qui prend le dessus. Mais il en va tout autrement, si le propos est justement d’exprimer des changements visuels. On peut alors montrer 2 images côte à côte, ou successivement dans une animation avant/après, comme je le fais quelques fois dans ce blog. Il y a là un (tout petit) scénario, un déroulé temporel permettant de voir l’original dans sa virginité et de le comparer à une autre image. Il est, par contre, plus difficile de mêler les éléments de deux images en une seule, de façon crédible ou acceptable. C’est pourtant ce qu’à parfaitement réussi, à mon sens, Jo Hedwig Teeuwisse, dans des montages de photos d’archives de la 2e guerre mondiale combinées avec des images contemporaines des mêmes lieux.

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Bureau de recrutement des SS - Amsterdam durant l’occupation
© Jo Hedwig Teeuwisse

Ces montages produisent un effet déconcertant. Les photos d’archives de scènes de rue (en noir/blanc) y sont collées sur une prise de vue contemporaine (en couleurs) réalisée au plus près de l’image de référence. Les photos « d’époque » sont détourées de façon judicieuse et bien marquée pour faire apparaitre, soit les différences entre elles, soit des zones repères soulignant la superposition exacte des 2 prises de vue. Un dispositif pour ainsi dire simpliste - tant nous sommes habitués à une surenchère d’effets - mais ô combien efficace ! La juxtaposition d’images de la foule des passants insouciants d’aujourd’hui avec des événements dramatiques d’hier, un instant déroutante, devient très vite éloquente. L’unité de lieu nous est rendue de manière péremptoire, alors que l’espace-temps se dérobe en nous révélant deux instantanés distants. Tels des fantômes, ces acteurs d’un autre temps viennent nous rappeler, dans un vertige saisissant, que c’est bien sur terre et même juste là, au coin de la rue, que ça se passait. (Limite du système : comment obtenir un effet semblable quand les documents historiques sont en couleurs ?)

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Deux jours après la capitulation de l’Allemagne, la foule a été mitraillée par des officiers allemands - Amsterdam mai 1945
© Jo Hedwig Teeuwisse

On pourra bien sûr chipoter en réaffirmant l’intangibilité des documents historiques. Pour moi, un résultat aussi pertinent vaut bien quelques aménagements avec la doxa des historiens. Cela d’autant plus, que les sources restent disponibles dans leur intégrité, que tout le monde peut les consulter et que ce montage, forcément visible, ne cherche en aucun cas à nous leurrer. (Il s’agit bien plus de nous montrer quelque chose et à ce titre ou pourrait appeler cela des « photomontrages » :-) Sur Flickr, Jo Hedwig Teeuwisse, l’auteure de ces montages, présente quantité de photos anciennes qu’elle collectionne. Seules quelques unes sont photoshopées, quand leur propos s’y prête, et surtout, quand le lieu a pu être identifié et photographié. Jo Hedwig Teeuwisse est consultante en histoire pour le cinéma et vit à Amsterdam. [3]

On retrouve ces « noir/blanc historiques »

dans une fonction ajoutée à GoogleEarth. Le dispositif présente des vues anciennes de la zone affichée accessibles depuis une timeline [4] Les vues historiques ont été assemblées à partir de photos aériennes pour s’afficher de la même manière que les vues par satellite ordinaires. Peu d’endroits sont pour l’instant « équipés » et on ne sait s’il est prévu de généraliser ce projet (liste ici). Les villes disponibles présentent des images de l’époque de la 2e guerre mondiale prises par les forces alliées en... noir et blanc. La plus remarquable, de par la qualité des photographies aériennes et de la vision explicite qui s’en dégage est Varsovie. L’aller et retour entre les images anciennes et contemporaines est saisissant même si les échelles respectives des images ne sont pas parfaitement concordantes. (Les icônes de la vie d’aujourd’hui ne sont pas désactivées et cela créé un drôle d’effet que de voir le signalement des bars, restaurants et hôtels au milieu de ces ruines !)

Varsovie
Varsovie

Passer la souris sur l’image

Un autre projet présentant des vues historiques in situ prend forme sur le site Historypin. Il se matérialise aussi avec l’aide de Google (qui est décidément sur tous les bons coups). Ici, ce sont des images d’antan (pas toujours en noir/blanc) qui sont envoyées par les internautes. Comme sur GoogleEarth, les images sont localisées sur la carte. Mais, en plus, on peut restreindre la recherche à une époque sur une timeline.

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Paris - Champs Elysées 1856
Science & Society Picture Library

Ce qui devrait faire l’attrait ultime d’Historypin c’est qu’on peut ensuite afficher ces images en situation à l’aide de Google StreetView. Je mets cela au conditionnel, car si l’affichage a bien lieu, les caractéristiques géométriques (format, perspective et autres effets optiques) concordent rarement. Les photos fournies par les internautes et celles réalisées par les robots de Google ont des caractéristiques trop disparates pour bien se recouper. En général, on est loin de l’effet saisissant des montages de Jo Hedwig Teeuwisse évoqués plus haut. La démarche reste néanmoins captivante pour les internautes amateurs de perspectives historiques. Issue d’une organisation britannique, son activité se concentre pour l’instant sur le Royaume-Uni.

Il existe assurément bien d’autres exemples

significatifs de cet effet de « noir/blanc historique ». Il n’est pas question d’en faire l’inventaire ici. Mon propos était juste d’évoquer le phénomène pour l’extraire un instant de sa banalité. On pourrait aussi évoquer la colorisation (pour les films) qui arrive un peu comme une conséquence démagogique de la connotation vieillotte du noir/blanc. Mais cela est une autre histoire...

Notes:

[1] « Au cinéma, le noir et blanc évoque aujourd’hui une atmosphère du passé, vieillotte et d’autrefois et sert à montrer le passage du temps, le temps révolu. Il montre le caractère esthétique des objets et des personnages et évoque la photographie d’art. Il évoque le « sérieux », les preuves et les documents authentiques, exacts et véridiques du documentaire sur le passé. » (Wikipedia - Noir et blanc - Article en ébauche concernant l’art)

[2] Pour beaucoup de documentaires, le propos tiendrait sur une seule feuille A4. Pour ceux-là, seule la dramaturgie entretenue par le montage peut, à la rigueur, susciter un intérêt soutenu. Le pompon de la vulgarisation à grand spectacle est détenu par les docus-fictions, nouveaux avatars de la télé qui veut plaire au plus grand nombre. Passe encore quand ils sont affichés comme tels. L’ennui c’est que les passages de docu-fiction s’invitent de plus en plus dans les docus ordinaires.

[3] Sur son compte Flickr Jo Hedwig Teeuwisse présente de nombreuses collections de documents des années 1900 à 1950. Les photomontages tels que ceux présentés ci-dessus, les documents bruts ainsi que leurs légendes sont visibles dans cette collection. (collection : history / set : Then & Now, old photos and today’s location) Pour voir un diaporama ne contenant qu’un florilège des photomontages on consultera cette page du Huffington Post.

[4] Pour afficher la time line, cliquer sur l’icône représentant une montre, dans la barre d’outils du haut de la fenêtre.

Béat Brüsch, le 8 décembre 2010 à 11.48 h
Rubrique: A propos d’images
Mots-clés: documentaire , guerre , histoire , photomontage
3 commentaires
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    1

    Merci Béat pour cet intéressant billet.
    Le grand initiateur de ces montages "then and now" ou "past in present" est Sergey Larenkov
    Nous avons aussi tenté d’en réaliser quelques-uns à partir des photos de notre projet PhotosNormandie
    (certains montages ont été réalisés par Jo Hedwig Teeuwisse).

    Envoyé par Patrick Peccatte, le 8.12.2010 à 13.17 h
    En ligne ici
    2

    J’écrivais, ci-dessus : « Il existe assurément bien d’autres exemples significatifs... » !
    Merci Patrick pour ces compléments... d’importance. Les 2 liens que tu proposes contiennent des montages extrêmement convaincants. Et effectivement, j’en avais aperçu quelques-uns chez Jo Teeuwisse.

    Envoyé par Béat Brüsch, le 8.12.2010 à 16.38 h
    En ligne ici
    3

    Mettre ainsi des personnages, soldats ou civils, de la deuxième guerre mondiale dans le Paris occupé, le tout “à-la-sauce-moderne”, nous saute à la figure à la manière d’une bombe au napalm. Eh ! oui, c’était il n’y a pas si longtemps. Eh ! oui, ces gens marchaient, vivaient, pensaient comme nous. Eh ! oui, ces gens nous ressemblaient finalement, et pourtant ils ont participé à des atrocités sanglantes.

    Envoyé par Greg, le 17.12.2010 à 03.12 h
    En ligne ici