Mots d'images


Pour le 10e anniversaire des attentats du 11.09, le Times Magazine publie : Revisiting 9/11 : Unpublished Photos by James Nachtwey. Un portfolio de 16 images accompagne l’article (je me réfère à la version en ligne sur Time LightBox). Le grand photographe de guerre se trouvait à New York ce jour-là et les photographies (argentiques) qu’il rapporta de son immersion sur les lieux ont été largement diffusées par la presse au point que certaines sont devenues des icônes. Selon Times Magazine, les images présentées aujourd’hui seraient « inédites » (never before seen photos from Ground Zero). Cela n’est pas tout à fait exact, car si certaines n’avaient réellement jamais été publiées, il s’agit surtout de doublons figurant sur le même rouleau de film.

Sur Google+, Max Hodges, lui-même photographe documentaire (documentary photograph), déplore les lourdes interventions opérées sur ces photographies dont il a retrouvé les versions publiées à l’époque. Et c’est vrai que les différences (de luminosité, de température de couleur, de contraste local) sont assez frappantes. Il détaille ensuite les règlements (pathétiques) sur la manipulation des images en vigueur chez AP et Reuters. Mais il est bien seul, Max Hodges, à protester de ces réinterprétations. Intervenant aussi sur BoingBoing, il ne suscite que peu de réactions. (Puis, dans une mise à jour de son billet, il adoucit un peu son propos.)

Passer la souris pour voir l’image de 2001

Le flux de production ordinaire des images de presse ne permet pas aux photographes d’intervenir sur le rendu de leurs images. Dans l’urgence des attentats, on imagine bien que ce fut le cas aussi en 2001. Les images auront été postproduites par un technicien surtout préoccupé par la précision des détails et un rendu des couleurs crédible. Presque la routine, quoi, n’était l’évènement exceptionnel. Dix ans plus tard, Nachtwey raconte dans l’interview qui accompagne son portfolio, qu’il n’avait jamais revu ses planches de contact de 2001. Il les avait en quelque sorte enfouies au plus profond de sa mémoire comme une horreur qu’on ne veut plus voir. Dans le blabla qui suit, on retrouve les poncifs habituels quant au « pouvoir des images » et autres « valeurs sociales de la communication ». Mais rien, hormis le terme « revisiting » du titre, ne nous informe précisément sur la réalité d’un travail de postproduction, de réinterprétation. Toujours les mêmes cachotteries. On ne prend peut-être pas les lecteurs pour des cons mais on fait « comme si » !

Je déplore toujours cette désinvolture des organes de presse, cela d’autant plus que la « revisite » de Nachtwey me réjouit énormément. Ce n’est pas rien que de constater que, celui qui est considéré comme le plus grand photographe de guerre en activité, s’adonne à ce « péché » consistant à retravailler les couleurs et les contrastes des ses images ! Si seulement il pouvait, en plus, le dire ouvertement. Dans le film War Photographer qui lui est consacré (Christian Frei, 2001) j’avais été frappé par une longue séquence où l’on voyait James Nachtwey et son tireur recommencer inlassablement un grand tirage papier, avec force maquillettes, frottages et autres bidouilles argentiques un peu aléatoires, jusqu’à l’accomplissement des volontés du maître. Je m’étais dit alors que Nachtwey serait bien aise de découvrir le numérique avec l’étendue et la facilité des traitements à postériori. Eh bien c’est fait, il a trouvé et il s’en sert ! J’espère que cela va finir par se savoir et qu’un exemple venu de si « haut » contribuera à désinhiber certains comportements et règlements timorés.

Le travail de « revisitation » de Nachtwey me semble plutôt bien réalisé, dans la mesure où il a cherché à construire l’expression d’une vision dramatique telle qu’il l’a ressentie, ou du moins telle qu’il s’en souvient. Pour moi, ce n’est pas du tout la même chose qu’une photographie soit retravaillée par son auteur ou par son éditeur. Certes, « il a mis le paquet », comme on dit. Mais ses nouvelles images en disent bien plus sur le drame auquel il a assisté que les froides images vues lors de leur première parution. Elles incarnent ici une véritable objectivation de la douleur. Il faut également prendre en compte que ce travail s’inscrit dans le contexte du vaste mouvement de commémoration auquel nous assistons ces jours en cherchant à donner un peu d’épaisseur à des images qui font partie des plus médiatisées de ces 10 dernières années.

Dans son billet, Max Hodges cherche à catégoriser les genres : Nachtwey est-il un artiste-photographe ou un photographe de presse ? Mais on s’en fout ! Il n’y plus guère qu’à Visa pour l’image qu’on cherche à nous faire croire en une sacrosainte objectivité de la photo de presse, qu’il n’y a pas de recherche d’effets visuels spectaculaires ou de mises en scène (à priori ou à postériori), bref, que les photographies de presse sont les témoignages froids d’une réalité intangible. L’honnêteté d’un photographe de presse ne se mesure pas sur l’échelle d’un règlement tatillon. Ce qui fait sa force, c’est son engagement, son ressenti face à un évènement. Qu’il traduise cela par les moyens visuels - quels qu’ils soient - à sa portée, me semble aller de soi. Bien sûr, il y aura toujours des gros maladroits poussant tous les curseurs à fond sans aucun discernement. Pour ceux-là, pas besoin de règlements qui encombrent tout le monde. Comme dans toutes les professions, ils se disqualifieront d’eux-mêmes par la piètre qualité de leur travail.

Si les grandes stars du photojournalisme se mettent à revisiter leurs images, je me demande ce que nous réserve le prochain palmarès du WorldPressPhoto...

Béat Brüsch, le 12 septembre 2011 à 23.51 h
Rubrique: A propos d’images
Mots-clés: photojournalisme , presse , retouche
3 commentaires
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    Dans l’exemple que vous nous montrez, ce n’est pas la même image qui nous est proposée. Les modifications sur la façade pourraient n’être que le résultat de différents post-traitements, mais pas la fumée. A moins de supposer un copié collé d’une fumée extraite d’une autre image, ce qui me surprendrait. On est donc en présence de deux images prises dans une temporalité proche, mais différentes dès le départ.
    La notion de "revisited" à 10 ans d’écart est donc double. Il n’a pas sélectionné la même image et il lui a probablement appliqué un post-traitement différent.
    Ce n’est plus la même image qui 10 ans après lui semblait la plus représentative de ce qu’il avait vécu dans l’instant. C’est très fréquent, y compris sur des sujets moins émotionnels et plus ordinaires. Il y a des photos qui s’imposent dans les jours qui suivent un reportage qui vont occulter d’autres prises de vue qui deviendront des évidences des mois ou des années après.
    Et c’est la même chose pour le post-traitement. A 10 ans d’écart, on ne voit plus son image de la même façon. Je ne suis pas certain que le premier post-traitement peut être réduit à n’être que le travail "d’un technicien surtout préoccupé par la précision des détails et un rendu des couleurs crédible." C’était peut-être tout simplement le post-traitement qui correspondait à ce que Nachtwey souhaitait dans l’instant. Mais dix ans après, il n’a plus le même regard sur l’évènement comme sur ses images.
    La photographie est sans doute le seul mode d’expression qui permet à son auteur de se réapproprier son oeuvre à chaque fois qu’il doit en délivrer une nouvelle reproduction.

    Envoyé par Thierry, le 13.09.2011 à 09.31 h
    En ligne ici
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    Bien sûr que ce n’est pas la même image et cela complique un peu le problème. C’est aussi ce qui permet à l’éditeur de jouer sur les mots en prétendant que ce sont de nouvelles photographies. Mais il ne faut pas se leurrer, ces images font partie d’une série prise sur une période de quelques secondes, un temps qui ne permet pas aux conditions de lumière de changer aussi drastiquement. On peut donc les considérer comme formant un ensemble cohérent, du moins du point de vue de leurs valeurs colorimétriques. Dès lors - en se faisant l’avocat du diable - on ne peut pas changer ces données pour l’une seule d’entre elles sans encourir le risque des habituelles accusations de manipulation.

    Pour le reste, je suis bien d’accord avec vous. Par manque de temps ou de motivation, je laisse souvent des prises de vue en sommeil pendant plusieurs années sur un disque dur. Leur reprise, en vue de les « finaliser » est alors très enrichissante, comme apaisée, elle permet alors de faire voir l’essentiel.

    « La photographie est sans doute le seul mode d’expression qui permet à son auteur de se réapproprier son oeuvre à chaque fois qu’il doit en délivrer une
    nouvelle reproduction. »

    Bien vu ! J’y ajouterais la musique, de jazz en particulier.

    Envoyé par Béat Brüsch, le 13.09.2011 à 10.41 h
    En ligne ici
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    "« La photographie est sans doute le seul mode d’expression qui permet à son auteur de se réapproprier son oeuvre à chaque fois qu’il doit en délivrer une nouvelle reproduction. »

    Bien vu ! J’y ajouterais la musique, de jazz en particulier."

    et le cinéma (director cut), et la littérature, à coup de préface réécrite, de post-face ou encore de réécriture assumée (par exemple, l’édition "aggravée" de De purs désastres de François Salvaing, vingt ans plus tard : http://www.cadex-editions.net/artic...).

    Non, la "retouche" n’est pas exclusive à la photographie…

    Envoyé par semiopat, le 14.09.2011 à 09.06 h