Mots d'images


De-ci de-là apparaissent des paquets de cigarettes arborant des images de mise en garde sur les dangers du tabac. Je me suis souvent demandé quel était l’impact de ces images et leur efficacité dans la lutte contre le tabagisme. Ces images d’un réalisme souvent assez cru atteignent-elles leur but ? Et quel est ce but ?

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Extrait d’une affichette de l’OMS pour la Journée mondiale sans tabac 2009
© Design : Fabrica - Photo : P. Martinello & Prov. Colombie-Britannique

C’est à l’instigation de l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé) que ces avertissements sont diffusés. L’OMS est à l’origine d’une Convention-cadre qui préconise de nombreuses mesures de lutte contre le tabagisme, dont les mises en garde sanitaires graphiques sur les paquets de cigarettes ne sont qu’un des aspects. Extrait (art 11) : « Beaucoup de gens dans le monde n’ont pas pleinement conscience du risque de morbidité et de mortalité prématurée qu’entraînent la consommation de tabac et l’exposition à la fumée du tabac, ou comprennent mal ou sous-estiment ce risque. Il a été démontré que la présence de mises en garde sanitaires et de messages bien conçus sur les conditionnements des produits du tabac est un moyen d’un bon rapport coût/efficacité pour sensibiliser le public aux dangers de la consommation de tabac et un moyen efficace pour réduire la consommation de tabac. » Cette convention est entrée en vigueur en 2005 et compte à ce jour 166 parties. Toutes ne l’ont pas encore ratifiée ou n’y adhèrent pas totalement. On peut même dire que beaucoup de pays trainent les pieds et ne sont pas prêts de se bouger. Mais certains, comme le Canada, n’ont pas attendu les directives de l’OMS et rendaient obligatoires les avertissements combinés texte/image dès l’an 2000. (voir liste des pays ci-dessous...)

Le principe de ces mises en garde sanitaires sur les emballages de produits du tabac est décrit dans des directives de la Convention-cadre (art.11). Elles doivent aider les parties à appliquer les dispositions qu’elles prennent. Toute une panoplie de modèles de messages est proposée, chaque pays se chargeant ensuite de les adapter à son contexte (ou d’en créer de nouveaux) et de mettre en place un appareil législatif pour pouvoir les imposer à l’industrie du tabac. La taille des avertissements (en pourcentage des surfaces) sur les paquets de cigarettes est spécifiée. Il est prévu un système de rotation des messages, car l’impact de messages trop souvent répétés s’atténue. Rappelons que ces surcharges de paquets de cigarettes ne sont qu’une partie d’un ensemble de mesures de lutte antitabac. Par exemple, il est recommandé de faire figurer sur ces messages un No d’appel pour obtenir de l’aide.

Comme on le constate en lisant ces diverses recommandations, l’OMS ou d’autres organisations qui mettent en oeuvre ces avertissements, n’a plus rien à apprendre sur le plan du marketing. Ces messages ne sont pas constitués que de textes ou que d’images, ils allient les deux, avec toute la force informative et expressive que peut produire cette interaction. Des images choquantes font partie du lot. Elles sont évidemment chargées d’une force intrinsèque, mais ne pourraient avoir leur véritable impact sans l’aide d’un texte, qu’il soit slogan ou légende. Avec l’aide des législations des pays participants, les avertissements sanitaires s’introduisent au sein des dispositifs de branding des cigarettiers, là où ça fait mal. Les cigarettiers n’apprécient pas du tout. (On peut les comprendre ;-) Une belle astuce est la quasi-gratuité de ces campagnes de mises en garde, puisqu’elles sont imprimées par les producteurs de cigarettes eux-mêmes ! (En fait de gratuité, nous savons tous que quelqu’un finit bien par payer ce qui semble gratuit !)

Beaucoup d’images présentent des éléments très concrets qui peuvent être choquants, en particulier quand il s’agit de dissections. Pour quelques-unes, il semble qu’on en a rajouté dans le détail et ce n’est peut-être pas une bonne idée, car on court alors le risque de s’éloigner du vraisemblable. Le phénomène est bien perceptible pour certaines régions du monde dont les mentalités sont peut-être façonnées par une violence quotidienne qui augmente le seuil de tolérance. À côté, les photos diffusées en Europe et en Amérique du Nord nous paraissent un peu timorées. (Peut-être s’agit-il de ménager certaines catégories professionnelles touchées par ces mesures ?) On trouve aussi des messages de prévention plus classiques avec des images très sages. Quelques métaphores apportent un clin d’oeil qu’on pourrait qualifier de réjouissant, n’était le danger qu’elles illustrent. Mais les métaphores sont à utiliser avec prudence lorsqu’on veut être sûr d’être bien compris par tout le monde. En Suisse, certains se sont émus d’une image représentant une cigarette dans une seringue... pourtant, le tabagisme est bien une addiction mortelle !

La Convention-cadre mentionne des extraits d’études « prouvant » l’efficacité de ces mesures. Elle recommande d’ailleurs à tous les pays contractants de réaliser des sondages réguliers pour mesurer l’impact des campagnes antitabac. Ceux-ci ne manquent pas de le faire et on se retrouve avec un nombre impressionnant de sondages, enquêtes, études et monitoring en tous genres, dont on extrait allègrement les chiffres-clés pour les présenter aux sceptiques. Je ne pense pas qu’on puisse dire que ces chiffres soient faux, mais face à des simplifications parfois outrancières, il est permis de douter qu’ils proviennent de véritables enquêtes conduites avec toute la rigueur nécessaire. Comme toujours, il convient d’interpréter les résultats de sondages avec circonspection : quelles sont les questions, comment et à qui sont-elles posées ?

J’ai voulu voir de plus près à quoi ressemblaient ces études. Une majorité d’entre elles ne sont pas disponibles sur internet (du moins, leurs hyperliens ne sont pas spécifiés). Il en reste cependant assez d’accessibles pour se sentir rapidement débordé, car ce sont des documents pouvant dépasser 200 pages ! Il ne m’est évidemment pas possible de toutes les visiter ;-) Mais j’ai la candeur d’être rassuré par cette profusion. J’ai tout de même fait quelques pointages et, au risque de tomber dans le travers de la simplification que j’évoquais plus haut, je ne vois pourtant pas d’autre moyen que de vous résumer les impressions que je retire de mes lectures...

Comme on peut s’y attendre, les pays produisant le plus d’études sont aussi ceux qui utilisent depuis le plus longtemps les techniques d’avertissements par images. Il s’agit du Canada et de l’Australie. Les études sont en général réalisées en entretiens et conduites sur la base de questionnaires auprès de divers segments de public, comprenant notamment, des fumeurs et des anciens fumeurs.

On peut résumer les buts de ces messages d’avertissement de la manière suivante :
• Informer ou augmenter la connaissance des risques liés à la consommation du tabac auprès des consommateurs.
• Encourager les décisions d’arrêter de fumer.
• Décourager la consommation de produits du tabac.

Ce sont ces mêmes points qui sont analysés dans la plupart des études :
• Le premier, qui porte sur de nombreux aspects de la perception de ces avertissements, ainsi que sur leur acceptance, obtient les chiffres les plus élevés et les plus probants. C’est aussi le plus facile à mesurer, car il se cantonne à un domaine assez bien circonscrit. Les images sont ressenties comme un élément prégnant, on se souvient d’un message grâce à l’image. Mais quelquefois, c’est l’image seule qui subsiste dans le souvenir. Étonnamment, le rejet des ces images n’est - et de loin - pas aussi massif qu’on peut le craindre en entendant les bruits de la rue. Peut-être s’agit-il d’un effet du sondage, les gens acceptant d’y répondre ayant déjà fait un chemin vers l’acceptance ?
• Pour les 2 points suivants, on comprendra qu’il est plus difficile de statuer d’une manière convaincante. Les décisions de ne pas/plus fumer sont presque toujours le résultat de nombreux facteurs convergents. Aucune étude n’a encore pu prouver qu’un fumeur a renoncé à fumer seulement parce qu’il a vu ces images. Ce serait trop simple et ce n’est pas le but recherché. Mais des chiffres encourageants indiquent que ces images comptent dans une telle prise de décision. Un bon résumé de ces études est à télécharger ici (.pdf - 2.1 Mo)

Je vous fais grâce des chiffres, ils sont variables d’une étude à l’autre et ne sont d’ailleurs pas comparables, car ils ne correspondent pas aux mêmes protocoles ou aux mêmes populations. (Les seules comparaisons possibles étant celles d’un même institut de recherche pour des époques diverses.) On peut donc dire, selon le Centre de ressources internationales, que « Les études montrent que des étiquettes de mise en garde graphiques de grande taille permettent de faire connaître davantage les risques associés au tabagisme et peuvent convaincre les fumeurs d’arrêter le tabac. » C’est toujours ça et c’est encourageant. Mais il n’y a pas unanimité...

Par exemple, cette étude canadienne [1] qui s’est penchée sur les réactions de personnes faiblement lettrées (low-literate). Le cadre de l’étude est pertinent, car ce groupe de personnes, ainsi que les analphabètes, fait justement partie des groupes visés par les avertissements combinés texte/image. Les résultats ne sont pas mirifiques. La compréhension élémentaire des messages s’avère souvent difficile. Les facultés cognitives limitées du groupe, ainsi que leur inculture provoque même le rejet de plusieurs messages, certains allant jusqu’à en contester la véracité. L’étude datant de 2003, on peut espérer qu’elle a servi à améliorer la qualité des messages, car - et cela, tous les sondages le montrent - le tabagisme atteint bien plus fortement les couches les plus défavorisées.

Ces paquets de cigarettes surchargés d’avertissement sanitaires nous interpellent aussi en tant que procédé d’information inédit. À ma connaissance, il s’agit d’un phénomène unique, jamais vu [2]. Imaginez un produit à consommer, en vente libre, dont la moitié de la surface de l’emballage vous dit qu’il est mortel ! Et vous l’achetez quand même ? Attendez, je me pince... il doit y avoir erreur... C’est l’effet d’addiction qui engendre ces comportements aberrants : on se voile la face, on regarde ailleurs, on trouve mille explications de mauvaise foi pour tenter de justifier une pratique déraisonnable. Dans tous les groupes de population, on constate une certaine incrédulité. Après tout, il n’y a pas si longtemps qu’on a pu démonter et rendre publics les divers mécanismes de bourrage de crâne de l’industrie du tabac et, parallèlement, de diffuser des résultats de recherches qui démontrent, avec une belle unanimité, la grande nocivité du tabac. Ces notions bousculent des croyances et des usages bien ancrés et mettent du temps à s’imposer auprès de personnes qui, à tort ou à raison, se méfient autant des journaux que de la bonne parole venue des gouvernements. Lue, cette réponse à un sondage : « Si tout cela était vrai, le gouvernement interdirait la vente de ce produit ».

Ces images feront-elles un tabac ? On l’a vu, beaucoup sont choquantes et c’est bien sûr voulu ! On prétend que chaque fumeur sait bien que fumer est dangereux. Mais il s’agit d’une vue de l’esprit qui ne prend pas en compte l’étendue et la sévérité des risques. Ces photos ont pour vertu de les « matérialiser » et de mettre les fumeurs devant des choix concrets. Leur brutalité est ici autant un moyen d’information que de persuasion, et dans cette optique, leur acceptabilité n’est pas un réel problème puisque le fumeur n’a pas d’autre choix.

La situation dans quelques pays :

• Suisse : en cours, jusqu’au plus tard au 1er janvier 2010 (depuis 2006 avertissements en texte seul)
• Europe : directives européennes dès 2001. Seuls la Belgique (2007) et le Royaume-Uni (2008) les ont mises en application.
• France : Quelques frémissements. Quand on voit le temps qu’à mis la loi Evin (1976) pour déployer tous ses effets, on peut avoir quelques soucis...
• Le Canada a été le premier pays à adopter des mises en garde illustrées en 2000 (bien avant la Convention-cadre)
• Au 31 mai 2009, 23 États représentant une population de près de 700 millions de personnes imposent l’obligation de faire figurer des mises en garde sanitaires explicites de grande dimension sur les emballages.
• Panorama international avec spécifications par pays : Physicians for a Smoke-Free Canada (colonne de gauche)

Images :

• Suisse : Ordonnance du DFI concernant les mises en garde combinées sur les produits du tabac (.pdf 4.5 Mo)
• France : avertissements combinés (.pdf 760 Ko)
• Europe : avertissements combinés avec détail par pays
• Canada : Santé Canada
• Monde : Tobacco Labelling Resource Center

Sources :

Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac - Présentation
• Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac - Article 11 -Directives relatives au conditionnement et à l’étiquetage des produits du tabac
Le site smoke-free publie (avec de nombreux hyperliens) une bonne liste d’études. Par exemple :
- Shanahan, P. and Elliott, D., 2009, Evaluation of the Effectiveness of the Graphic Health Warnings on Tobacco Product Packaging 2008, Australian Government Department of Health and Ageing, Canberra. (.pdf 1.7 Mo)
- Createc + Market Report. (2003). Effectiveness of Health Warning Messages on Cigarette Packages in Informing Less-literate Smokers. Health Canada (document Word ! - en anglais et un peu en français - à télécharger - 620 Ko)
Tobacco Labelling Resource Center : site très complet (Canada - en anglais)
Le site de Santé Canada propose des résumés de leurs sondages. Le dernier date de 2006. Les études détaillées peuvent être obtenues, sur demande, par... un formulaire en ligne ou par téléphone. C’est plutôt décourageant pour qui est habitué à l’immédiateté d’internet.
• Le Centre de ressources internationales est un centre d’information en ligne dont les ressources sont destinées aux défenseurs de la lutte antitabac du monde entier. Sur cette page on trouve quelques .pdf pertinents et utiles à qui veut en savoir plus sur les messages d’avertissement : argumentaires, preuves, exemples internationaux, etc. (Ces communications dégagent un fort parfum de marketing. Mais après tout, cela n’est qu’une réplique adaptée au camp adverse, qui lui, utilise à fond et depuis longtemps toutes les ressources du marketing.)
Le site du Monitorage sur le tabac suisse (TMS) qui publie des études annuelles très fouillées. Malheureusement, les études disponibles à ce jour ne portent que sur les messages d’avertissement textuels. (Normal, les messages combinés texte/illustration ne sont pas encore tout à fait obligatoires dans le pays !)

Avertissement : Il m’arrive d’être professionnellement impliqué dans la lutte contre le tabac. Néanmoins, dans ce blog je parle en mon nom et je prends comme postulat initial le fait que la fumée du tabac est un danger mortel contre lequel il convient de lutter. Je n’accepterai pas de commentaires basiques pour ou contre le tabagisme ou parlant d’autre chose que du sujet de ce billet.

Notes:

[1] Createc + Market Report. (2003). Effectiveness of Health Warning Messages on Cigarette Packages in Informing Less-literate Smokers. Health Canada (document Word ! - en anglais et un peu en français - à télécharger - 620 Ko)

[2] Je ne vois guère que les interruptions publicitaires au milieu des films qui puissent être aussi intrusives en se glissant dans le « produit » lui-même.

Béat Brüsch, le 5 octobre 2009 à 17.02 h
Rubrique: A propos d’images
Mots-clés: publicité , société
4 commentaires
Les commentaires sont maintenant fermés.
    1

    Merci bien pour ce sondage très interéssant "sur et avec l’illustration" !

    Die Grafikerperspektive war sehr aufschlussreich für mich !

    Auf Wiederlesen,

    Yolanda Sieber, CIPRET Fribourg

    Envoyé par yolanda sieber, le 8.10.2009 à 18.25 h
    2

    C’est vrai que ces images sont choquantes...

    C’est choquant de voir que certains n’ont toujours pas accès un service de santé !

     ;-)

    Il faut croire que plus une image est violente, et moins l’observateur réfléchit.

    Parce que sortie de son contexte, l’image montre un malade atteint d’une maladie qui n’a pas l’air d’être soignée.

    Et est-ce que cela va servir d’expérience pour, plus tard, ne plus soigner le cancer ? Ça serait de la faute des cancéreux, s’il sont cancéreux...

    Envoyé par –?–, le 14.10.2009 à 16.24 h
    3

    Je dois dire qu’en tant que fumeur, ces campagnes me laissent de marbre.

    Oui une maladie c’est pas beau, oui les chairs à vifs c’est pas joli-joli mais quand en plus elles ont atteintes de maladie, elles le sont encore moins. Mais de l’image médicale cracra (pardonnez du peu) on en trouve en veux-tu en voilà et elles sont loin d’être toutes liées au tabac !

    Par ailleurs, je n’ai personnellement jamais croisé de fumeurs exposants ainsi des affections aussi prononcées. Or, si je ne doute pas de la "véracité" de ces clichés, j’avoue qu’au contraire ils me rassurent car je me dis "bon sang, ce qu’ils devaient fumer ceux là pour en arriver là, moi qui n’ai rien d’apparent je dois pouvoir continuer à fumer à mon rythme".

    J’ajouterai cette petite question :
    Au vu du nombre de victimes des accidents de la route et de la pollution massive induite par la circulation automobile, à quand des images grandeurs nature de corps déchiquetés dans des amas de ferrailles et d’oiseaux mazoutés sur les belles carrosseries au design épuré de nos nouvelles voitures propres ?

    Si l’information de la dangerosité du produit sur l’emballage me semble nécessaire, ces images me semblent donc déplacées.

    Envoyé par cutcut, le 14.10.2009 à 18.25 h
    4

    @cutcut ça existe déjà pour les accidents de la route, par exemple (trouvé au hasard) : http://www.forum-auto.com/uploads/2...

    Il y a des spots télé pire que ça avec des accidents etc.

    Envoyé par bohwaz, le 14.10.2009 à 20.05 h
    En ligne ici