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mot clé «guerre»

Le monde de nos ancêtres était-il en couleurs ? La production photographique et cinématographique de la première moitié du 20e siècle peut parfois donner l’impression que la vie s’y déroulait en noir et blanc. Petit voyage autour de cette particularité du noir/blanc, de quelques usages et de quelques conséquences...


La plupart des images que nous connaissons des temps préphotographiques étaient en couleurs. Personne n’aurait eu l’idée de faire de la peinture en noir/blanc, puisqu’on savait le faire en couleurs. Seuls certains types de gravures, pour des raisons techniques, étaient monochromes. Mais chaque fois que cela a été possible, on a produit des images en couleurs. L’apparition de la photographie, qui s’est rapidement imposée comme un moyen pratique de fabriquer des images, bon marché et diffusables à merci, a aussi promu le noir/blanc. Cette convention, imposée par une contrainte technique, fut vite assimilée, tant les autres qualités de ces images étaient appréciables, à commencer par l’illusion vériste apportée par le procédé mécanique. Dans notre monde coloré, cette prédominance d’images en noir et blanc a pu créer l’impression - un peu confuse, certes - que la première moitié du 20e siècle était vaguement triste, car manquant de couleurs pimpantes. Ce sentiment est renforcé par le fait que la période a été traversée par des crises graves et deux guerres effroyables, dont le lot d’images, en noir/blanc, n’a pas fini de nous hanter.

Visionnant un documentaire, plutôt quelconque sur le plan formel, l’autre soir à la télé, je subissais un mélange ininterrompu d’images en noir/blanc et en couleurs. Le sujet avait trait à la 2e guerre mondiale. Les scènes filmées « d’époque » étaient privilégiées, mais lorsqu’elles manquaient, on nous servait allègrement des images d’aujourd’hui tournées dans les mêmes lieux ou dans un milieu semblable. Et cela, sans aucune indication de la qualité des images, sauf que les images « d’époque » étaient en noir/blanc et les images contemporaines en couleurs. Banal. Il s’agit d’une convention coutumière des docus de nos télés. [1]

On peut s’interroger sur le bien-fondé d’une telle convention. D’abord, comment fera-t-on pour désigner les images de l’époque actuelle dans 50 ans ? (Peut-être que les images courantes seront alors en 3D et qu’on distinguera les périodes historiques à leur manque de relief ;-) Admettons que le procédé est bien pratique. Mais surtout pour l’auteur, car il est ainsi dispensé d’imagination, tout comme de faire de longues recherches documentaires qui n’entreraient ni dans son budget, ni dans ses ambitions ! Le spectateur, lui, est laissé à la merci des dérives qu’engendrent ces procédés quand ils ne sont pas appliqués avec une rigueur interdisant toute interprétation erronée. Quand les documents visuels ne sont que sommairement mis en perspective, ils tombent dans la banalité, ils sont mal compris, ou produisent des contre-sens.

Bien sûr, dans les documentaires « historiques » on ne rencontre pas que des images noir/blanc, de nombreuses sources et procédés d’imagerie pouvant être mis à contribution. Mais des images authentiquement documentaires (en noir/blanc, of course) y figurent presque toujours. Judicieusement mêlées aux autres, elles sont alors convoquées pour servir de caution d’authenticité pour l’ensemble des images qui endossent ainsi ce crédit de vérisme. Le spectateur, ébloui par tant d’images, est anesthésié et perd tout sens critique. À l’instar de presque toutes les émissions de télé, les documentaires sont devenus des écrans qui bougent, qu’il faut à tout prix remplir d’images, même quand on n’a momentanément rien à montrer. [2]

Le montage est inhérent au cinéma, il donne forme au discours. Il sera éclairant ou crapuleux selon le doigté ou les intentions du monteur (du montreur !). Quand le noir/blanc est utiisé comme « marqueur » historique, il se doit d’être explicite sur son rôle dans le montage. Il doit faire état de son statut (origine, conditions, etc), le mieux étant la manière subtile, légère, mais sans équivoque. Or, cela exige du talent et une volonté éditoriale exigeante, choses qu’on rencontre peu dans la plupart des chaines télé, souvent plus préoccupées à préparer de l’audience et du « temps de cerveau disponible » ! On s’en tiendra donc à cette convention brute : le noir et blanc c’est pour hier et la couleur c’est pour aujourd’hui. Point.

Je me suis souvent demandé

si et comment on pouvait comparer le montage cinématographique au montage photographique. Je m’interroge surtout de savoir pourquoi le premier est généralement mieux accepté que le second. L’usage du noir/blanc versus la couleur permet-il d’éclairer un pan de la question ?

Dans un montage cinématographique, quand on présente des documents historiques, les originaux ne sont pas altérés, leur « matière » originelle est visible et nous met en confiance. Pourtant, leur présentation en un enchainement d’images (ou de séquences) construisant une narration peut en dénaturer la signification. L’ordre de succession des images et leur durée nous sont imposés. Emportés par le récit, nous ne nous rendons pas toujours compte que la somme des images - et donc la signification de l’ensemble - n’a plus grand-chose à voir avec les images prises isolément. Il n’est qu’à se rappeler l’effet Koulechov pour en prendre conscience. Nous continuons de croire à l’authenticité de ce que nous avons vu puisque des images documentaires, dont la « réalité » est incontestable, nous ont été présentées. Nous pensons avoir gardé notre libre arbitre alors qu’il a été influencé par le montage, c’est-à-dire par un contexte d’essence subjectif (subjectif n’est pas une injure !).

Dans un montage photo, l’original a été altéré ou a disparu complètement, nous ne pouvons pas le voir. Le montage peut être indiscernable, il peut être indiqué dans une légende, il peut être implicitement ou explicitement visible dans l’image, ou pire encore, dénoncé par un blog ;-) Peu importe comment nous savons qu’il s’agit d’un montage, il sera presque toujours déconsidéré même si l’intention est défendable (si si, ça existe ;-) On s’en rend bien compte lorsque nous lisons les réactions des gens vis-à-vis des retouches : nous ne supportons pas qu’on dérobe à notre vue, ce que nous pensons être une vérité. En quelque sorte, nous voulons voir de nos propres yeux, même si on nous raconte des histoires. On peut noter aussi que là où le film a tout son temps et ses moyens pour expliquer et contextualiser les images, le photomontage doit se défendre seul avec juste, peut-être, une légende explicative. Mais laissons cette comparaison qui montre vite ses limites...

Il faut toutefois remarquer

que pour des images fixes, quand nous pouvons voir l’« avant » et l’« après » d’une intervention ou d’un changement, nous sommes un peu plus conciliants. Nous admettons, dans ce cas, certaines altérations, car la juxtaposition des images s’apparente alors aux conditions du montage cinématographique évoqué plus haut : on peut continuer à voir l’original. Mais le message est alors souvent dévoyé, car on se concentre sur l’analyse de ce qui a changé entre les deux versions de l’image et c’est le « jeu des 7 erreurs » qui prend le dessus. Mais il en va tout autrement, si le propos est justement d’exprimer des changements visuels. On peut alors montrer 2 images côte à côte, ou successivement dans une animation avant/après, comme je le fais quelques fois dans ce blog. Il y a là un (tout petit) scénario, un déroulé temporel permettant de voir l’original dans sa virginité et de le comparer à une autre image. Il est, par contre, plus difficile de mêler les éléments de deux images en une seule, de façon crédible ou acceptable. C’est pourtant ce qu’à parfaitement réussi, à mon sens, Jo Hedwig Teeuwisse, dans des montages de photos d’archives de la 2e guerre mondiale combinées avec des images contemporaines des mêmes lieux.

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Bureau de recrutement des SS - Amsterdam durant l’occupation
© Jo Hedwig Teeuwisse

Ces montages produisent un effet déconcertant. Les photos d’archives de scènes de rue (en noir/blanc) y sont collées sur une prise de vue contemporaine (en couleurs) réalisée au plus près de l’image de référence. Les photos « d’époque » sont détourées de façon judicieuse et bien marquée pour faire apparaitre, soit les différences entre elles, soit des zones repères soulignant la superposition exacte des 2 prises de vue. Un dispositif pour ainsi dire simpliste - tant nous sommes habitués à une surenchère d’effets - mais ô combien efficace ! La juxtaposition d’images de la foule des passants insouciants d’aujourd’hui avec des événements dramatiques d’hier, un instant déroutante, devient très vite éloquente. L’unité de lieu nous est rendue de manière péremptoire, alors que l’espace-temps se dérobe en nous révélant deux instantanés distants. Tels des fantômes, ces acteurs d’un autre temps viennent nous rappeler, dans un vertige saisissant, que c’est bien sur terre et même juste là, au coin de la rue, que ça se passait. (Limite du système : comment obtenir un effet semblable quand les documents historiques sont en couleurs ?)

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Deux jours après la capitulation de l’Allemagne, la foule a été mitraillée par des officiers allemands - Amsterdam mai 1945
© Jo Hedwig Teeuwisse

On pourra bien sûr chipoter en réaffirmant l’intangibilité des documents historiques. Pour moi, un résultat aussi pertinent vaut bien quelques aménagements avec la doxa des historiens. Cela d’autant plus, que les sources restent disponibles dans leur intégrité, que tout le monde peut les consulter et que ce montage, forcément visible, ne cherche en aucun cas à nous leurrer. (Il s’agit bien plus de nous montrer quelque chose et à ce titre ou pourrait appeler cela des « photomontrages » :-) Sur Flickr, Jo Hedwig Teeuwisse, l’auteure de ces montages, présente quantité de photos anciennes qu’elle collectionne. Seules quelques unes sont photoshopées, quand leur propos s’y prête, et surtout, quand le lieu a pu être identifié et photographié. Jo Hedwig Teeuwisse est consultante en histoire pour le cinéma et vit à Amsterdam. [3]

On retrouve ces « noir/blanc historiques »

dans une fonction ajoutée à GoogleEarth. Le dispositif présente des vues anciennes de la zone affichée accessibles depuis une timeline [4] Les vues historiques ont été assemblées à partir de photos aériennes pour s’afficher de la même manière que les vues par satellite ordinaires. Peu d’endroits sont pour l’instant « équipés » et on ne sait s’il est prévu de généraliser ce projet (liste ici). Les villes disponibles présentent des images de l’époque de la 2e guerre mondiale prises par les forces alliées en... noir et blanc. La plus remarquable, de par la qualité des photographies aériennes et de la vision explicite qui s’en dégage est Varsovie. L’aller et retour entre les images anciennes et contemporaines est saisissant même si les échelles respectives des images ne sont pas parfaitement concordantes. (Les icônes de la vie d’aujourd’hui ne sont pas désactivées et cela créé un drôle d’effet que de voir le signalement des bars, restaurants et hôtels au milieu de ces ruines !)

Varsovie
Varsovie

Passer la souris sur l’image

Un autre projet présentant des vues historiques in situ prend forme sur le site Historypin. Il se matérialise aussi avec l’aide de Google (qui est décidément sur tous les bons coups). Ici, ce sont des images d’antan (pas toujours en noir/blanc) qui sont envoyées par les internautes. Comme sur GoogleEarth, les images sont localisées sur la carte. Mais, en plus, on peut restreindre la recherche à une époque sur une timeline.

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Paris - Champs Elysées 1856
Science & Society Picture Library

Ce qui devrait faire l’attrait ultime d’Historypin c’est qu’on peut ensuite afficher ces images en situation à l’aide de Google StreetView. Je mets cela au conditionnel, car si l’affichage a bien lieu, les caractéristiques géométriques (format, perspective et autres effets optiques) concordent rarement. Les photos fournies par les internautes et celles réalisées par les robots de Google ont des caractéristiques trop disparates pour bien se recouper. En général, on est loin de l’effet saisissant des montages de Jo Hedwig Teeuwisse évoqués plus haut. La démarche reste néanmoins captivante pour les internautes amateurs de perspectives historiques. Issue d’une organisation britannique, son activité se concentre pour l’instant sur le Royaume-Uni.

Il existe assurément bien d’autres exemples

significatifs de cet effet de « noir/blanc historique ». Il n’est pas question d’en faire l’inventaire ici. Mon propos était juste d’évoquer le phénomène pour l’extraire un instant de sa banalité. On pourrait aussi évoquer la colorisation (pour les films) qui arrive un peu comme une conséquence démagogique de la connotation vieillotte du noir/blanc. Mais cela est une autre histoire...

Notes:

[1] « Au cinéma, le noir et blanc évoque aujourd’hui une atmosphère du passé, vieillotte et d’autrefois et sert à montrer le passage du temps, le temps révolu. Il montre le caractère esthétique des objets et des personnages et évoque la photographie d’art. Il évoque le « sérieux », les preuves et les documents authentiques, exacts et véridiques du documentaire sur le passé. » (Wikipedia - Noir et blanc - Article en ébauche concernant l’art)

[2] Pour beaucoup de documentaires, le propos tiendrait sur une seule feuille A4. Pour ceux-là, seule la dramaturgie entretenue par le montage peut, à la rigueur, susciter un intérêt soutenu. Le pompon de la vulgarisation à grand spectacle est détenu par les docus-fictions, nouveaux avatars de la télé qui veut plaire au plus grand nombre. Passe encore quand ils sont affichés comme tels. L’ennui c’est que les passages de docu-fiction s’invitent de plus en plus dans les docus ordinaires.

[3] Sur son compte Flickr Jo Hedwig Teeuwisse présente de nombreuses collections de documents des années 1900 à 1950. Les photomontages tels que ceux présentés ci-dessus, les documents bruts ainsi que leurs légendes sont visibles dans cette collection. (collection : history / set : Then & Now, old photos and today’s location) Pour voir un diaporama ne contenant qu’un florilège des photomontages on consultera cette page du Huffington Post.

[4] Pour afficher la time line, cliquer sur l’icône représentant une montre, dans la barre d’outils du haut de la fenêtre.

Béat Brüsch, le 8 décembre 2010 à 11.48 h
Rubrique: A propos d’images
Mots-clés: documentaire , guerre , histoire , photomontage
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Mon billet consacré à la petite fille brûlée au napalm vient de dépasser les 10’000 consultations. Il figure largement en tête de la fréquentation de ce blog. (Les suivants n’affichent que 6900 et 3900 consultations). Le reportage qu’Arte a consacré à cette photo [1], il y a quelques jours, a donné un petit coup d’accélérateur : 500 consultations le jour de l’émission et environ 500 autres dans les jours qui ont suivi. Ce billet a été publié pour la première fois le 15 août 2007 sur l’ancienne formule de ce blog (qui ne disposait pas de statistiques aussi détaillées que celles que fournit Spip et qui n’entre donc pas dans ces calculs). Depuis le passage à la formule actuelle du blog (septembre 2008) il ne se passe pas un seul jour sans que le billet soit consulté plusieurs fois. [2] La très grande majorité des visiteurs provient de Google. [3] Loin derrière, on trouve quelques autres moteurs ou index. Parfois, quelques blogs et forums renvoient également au billet.

De ces données on peut rapidement déduire que la quasi-totalité des lecteurs de ce billet est constituée de visiteurs occasionnels (qui ne connaissent donc pas ce blog). Qui sont ces lecteurs et qu’est-ce qui les motive ? Pourquoi ont-ils soudainement l’idée de rechercher ce sujet dans Google ? Cette image est-elle tellement incrustée dans la culture collective pour qu’on ait spontanément envie d’en savoir plus ? Les entrants ont-ils entendu parler de cette image, par la presse, par des sites internet, par leurs amis ?

Il est certes établi depuis longtemps qu’il s’agit ici d’une des icônes les plus connues de la barbarie et des souffrances que les guerres modernes engendrent envers les civils. L’image de la douleur d’un enfant, symbole de pureté et d’innocence, ne peut qu’apitoyer le spectateur et déclencher les plus vives réactions. La sympathie naturelle que suscitent les enfants se transforme en une intense empathie lorsqu’ils sont victimes de souffrances. Pour beaucoup, cela représente la dernière des cruautés (il n’est qu’à voir les réactions ulcérées en présence de crimes sur des enfants). Ici, la nudité de la fillette, vue autant comme une atteinte à sa pudeur que comme un dénuement extrême, en rajoute au registre de l’effroi. Dès sa publication, l’image a fait grand bruit. Dans une période où la guerre du Vietnam - de plus en plus contestée - faisait continuellement la une des médias, elle a marqué les esprits au point d’obtenir rapidement son statut d’icône. La personnification ultérieure de la victime - qui s’en est sortie et mène une vie publique marquée par sa pénible expérience - compte sûrement dans la persistance de cette icône.

Il est difficile de caractériser le public intéressé par cette image. Si cette icône est aussi marquante, c’est moins parce que les valeurs qu’elle défend sont partagées par la plupart des gens, que parce que ce qu’elle montre est ressenti comme insoutenable par tout un chacun. Dès lors, tout le monde est susceptible de chercher des références sur cette image. Il suffit d’avoir une connexion internet. (Et du coup, mon questionnement est un peu vain ;-) Je ne suis pas pour un internet fouineur - comme il s’en profile dans certaines démocraties tout près d’ici - mais je ne peux m’empêcher de « remonter » vers quelques sources, lorsqu’elles s’affichent de manière transparente (referers). Pour ce que je peux voir (je n’ai aucune compétence de hacker) il y a effectivement une grande diversité de personnes s’intéressant au sujet. Tout au plus, ai-je noté que le sujet émouvait souvent un public de jeunes filles ingénues, découvrant avec écoeurement les cruautés du monde, ainsi que le « voyeurisme » et l’« insensibilité » des photographes de presse.

On peut remarquer qu’il n’y a aucun commentaire sur ce billet (ils sont maintenant fermés, mais ils sont restés ouverts pendant très longtemps). D’après les analystes qui constatent globalement qu’entre 1% et 1‰ de visiteurs laissent un commentaire, il devrait y en avoir entre 10 et 100 ! Ces visiteurs peu actifs ne sont sûrement pas des habitués des blogs ou, plus largement, des débats. Ils ne s’intéressent pas outre mesure à la photo (le principal sujet de ce blog), mais à un sujet figurant sur une photo, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. (S’ils s’intéressaient à la photo, ils reviendraient peut-être, mais ce n’est pas ce que je constate.)

Pour tenter d’y voir plus clair, essayons de comprendre les données, objectives (?), fournies par les mots-clés que saisissent les visiteurs sur Google. En tête des demandes viennent Nick Ut et Kim Phuc (2e et 3e rang de la page de résultats). Cela pourrait dénoter que les visiteurs qui accèdent le plus au billet sont déjà des « connaisseurs » puisqu’ils savent les noms des protagonistes (dans un idiome peu familier, de surcroit). Mais cet effet est trompeur, car ce sont des noms propres. On peut les considérer, du point de vue d’un moteur de recherche, comme exclusifs. S’ils sont saisis correctement ils mènent au but sans histoires. Il n’en va pas de même pour tout un groupe de mots qui peuvent être permutés, réarrangés et réassortis pour obtenir un bon résultat. Ainsi, les ensembles... petite fille nue napalm, fille nue napalm, petite fille napalm, fille napalm, nue napalm, kim phuc napalm, nick ut napalm, etc... sont tous classés au premier rang de la page de résultats de Google. Ensemble, ils constituent la grande majorité des requêtes qui aboutissent. On peut remarquer que napalm en fait toujours partie, mais utilisé seul, il ne mène au billet qu’à la 3e page de résultats. Petite fille ou petite fille nue ne mènent à rien de ce que nous recherchons (on s’en doutait). En ajoutant d’autres mots tels que guerre, Vietnam, photo, brûlée, on arrive à de nombreux autres arrangements qui tous donnent un résultat dans les premiers rangs de la page. Google ne nous en apprend donc pas beaucoup sur les motivations des visiteurs tant les mots-clés utilisés sont banals et tombent sous le sens. Tout au plus, pourrait-on dire que Google fait bien son boulot, mais ce n’était pas le but de ce billet ;-) Il faut toutefois tempérer cette appréciation en considérant que les résultats actuels sur Google ne donnent pas un aperçu des plus utiles, car ils sont fortement mobilisés par le documentaire d’Arte, dont de nombreux sites signalent simplement le passage, sans apporter aucune autre information pertinente. Cela met en lumière un défaut du système de référencement de Google : le classement des résultats n’est pas forcément représentatif de la pertinence des contenus. Des sites, ayant de façon générale, un bon ranking, reprenant tous ensemble le même communiqué de presse sont capables de polluer des pages entières de résultats. Il faut ensuite beaucoup de temps pour constater une décantation.

Pour reprendre la thématique des images iconiques ou des images d’enfants victimes de la guerre, on peut relire ces articles :
Edgar Roskis : Intifada pour une vraie paix - Images en boucle (Le Monde Diplomatique)
André Gunthert, sur son ancien blog :
- Le nom de la rose
- Insoutenable : la guerre ou son image ?

Signalons 2 sources importantes (déjà mobilisées sur mon billet original) concernant l’image de la petite fille au Napalm :
Horst Faas [4] and Marianne Fulton - The survivor - Phan Thi Kim Phuc and the photographer Nick Ut (in english)
Gerhard Paul - Die Geschichte hinter dem Foto - Authentizität, Ikonisierung und Überschreibung eines Bildes aus dem Vietnamkrieg (auf Deutsch)

Notes:

[1] Docu dilué sur près d’une heure - alors que le contenu véritable tiendrait sur une feuille A4 - où on n’apprend aucune chose qu’on ne savait déjà et où on assiste surtout à un cabotinage du photographe qui frise l’indignité.

[2] Environ 19 visites par jour, en moyenne, depuis la nouvelle mouture du site.

[3] Tests effectués les 21 et 22.02.10 sur Google (fr).

[4] Responsable photo du bureau d’AP au Vietnam qui a pris sur lui de publier la photo.

Béat Brüsch, le 23 février 2010 à 23.31 h
Rubrique: A propos d’images
Mots-clés: blogosphère , guerre , photojournalisme , éthique
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Le cas de Carl Just dont on a parlé récemment en Suisse m’a interpellé et j’ai voulu en savoir plus. J’ai abordé plusieurs fois le photojournalisme de guerre dans ce blog et le fait que Carl Just ne soit pas photographe ne change pas grand-chose au fond.


Carl Just (52 ans) a été reporter de guerre pendant plus de 25 ans pour le compte de titres tels que Stern, Schweizer Illustrierte, Blick, etc. Ce grand reporter a ainsi suivi de très près les guerres, massacres et autres génocides qui ont ensanglanté le monde. Il a assisté aux guerres Iran-Irak dans les années 80, aux 2 guerres du golf et aux guerres de l’ex-Yougoslavie. Il a couvert les conflits libanais et israélo-palestiniens. En 2002, il reçoit le prix Ringier pour des « performances journalistiques exemplaires ». 2 ans plus tard, il est brisé, il souffre de stress post-traumatique. En juillet 2007 il est licencié par son employeur, le groupe Ringier [1]. Estimant que son employeur n’a pas reconnu sa maladie et que celle-ci était imputable à son travail, il se tourne vers le tribunal des prud’hommes. Lors du procès, le 4 septembre 2008, les avocats des 2 parties ont convenu d’un dédommagement dont le montant n’a pas été communiqué. [2] L’avocat de Carl Just a déclaré que cette transaction n’avait pourtant pas force de loi.

Le Post-Traumatic Stress Disorder (PTSD)

ou état de stress post-traumatique (ESPT), est une affection qui est bien connue dans les pays ayant une armée en guerre. Sa réalité est vieille comme le monde, mais son étude et sa reconnaissance sociale sont plutôt récentes. De la part des autorités, cette reconnaissance est souvent difficile, surtout pour des motifs de propagande négative qu’on peut aisément imaginer mais aussi pour de simples raisons pécuniaires. Le public est cependant sensibilisé aux problèmes des retours de guerre depuis celle du Viet Nam qui a engendré bon nombre de films qui rompaient avec une tradition du film patriotique hollywoodien. Ces films abordent de différentes manières les problèmes soulevés par le PTSD, que celui-ci survienne pendant les combats ou au retour de guerre. Le cinéma ayant joué un rôle majeur dans la reconnaissance de ces troubles, je m’en remets à un texte consacré au cinéma [3] pour citer une définition du PTSD :
« ... Le PTSD est défini comme une névrose de guerre chronique attenante à toutes les misères et horreurs subies pendant les hostilités ou à l’effroi éprouvé lors d’un évènement unique, tel que combat rapproché, embuscade, bombardement, arrestation, déportation, torture. La névrose se déclenche après un temps de latence qui peut aller de plusieurs mois à quelques années et se traduit par des souvenirs obsédants, des visions hallucinées, des cauchemars, des accès d’angoisse ou d’irritabilité, un sentiment d’insécurité permanent, une peur phobique de tout ce qui rappelle la guerre ou la violence, l’impression d’être incompris, une forte lassitude, ainsi qu’une tendance au repli sur soi dans d’amères ruminations. Si auparavant les médecins mettaient ces symptômes sur le compte de la dépression, l’apparition croissante des séquelles tardives des vétérans du Vietnam entre 1975 et 1980 attirèrent l’attention des professionnels de la santé mentale, de l’administration des vétérans et des pouvoirs publics. Au lieu de prescrire aux vétérans des antidépresseurs qui ne font qu’écrêter les symptômes sans résoudre la cause du mal, on a pu mettre en place un accompagnement psychiatrique adapté. On utilise par exemple "la propre parole du patient (verbalisation cathartique) pour lui faire prendre son indicible trauma à son compte, lui qui, ancré dans son statut de victime, n’en voulait rien savoir"... »
Voilà pour les soldats.

Ce qu’on sait moins, c’est que les journalistes

confrontés aux mêmes horreurs peuvent développer les mêmes traumatismes. [4] S’ils sont journalistes de guerre et donc exposés de manière répétée, les risques sont évidemment plus marqués. Selon une synthèse de différentes études présentée par le Dart Center [5] :
- Seuls 5.9% de photojournalistes exposés à des événements tragiques présentent des risques de développer un PTSD. Ils sont 4.9% dans la presse écrite.
- S’agissant de reporters de guerre, les risques pour le PTSD se montent à 28%, les risques de dépression à 21% et les risques liés à l’alcool et aux autres drogues à 14%. Sources et page complète ici. Une autre étude a par ailleurs montré que les journalistes de guerre « embedded » présentaient les mêmes taux de risques de développer un PTSD que les autres.

Les problèmes liés au PTSD des journalistes sont peu pris en compte de ce côté de l’Atlantique. Carl Just déclarait dans une interview télévisée (v. plus bas) : « J’ai eu la malchance de tomber - dans cette Suisse pacifique - sur un éditeur relativement petit, d’un point de vue international, et d’incarner le premier cas (ndlr : de PTSD). Je dois assumer cela. Je le fais... Comme si je n’avais pas déjà assez fait la guerre ! »

Les Américains sont des pionniers en la matière, normal, ils sont aussi les plus belliqueux ! [6] On y trouve bien sûr de nombreux organismes (privés, associatifs, charitables et même gouvernementaux) s’occupant des soldats de retour de guerre. Depuis le début des années 90, les reporters de guerre y bénéficient de structures spécifiques. Les grands groupes de presse d’outre-Atlantique en sont partie prenante et ont mis en place des procédures de diagnostic pour les journalistes exposés ou l’ayant été. D’autres mettent sur pied des cours préventifs pour apprendre à gérer des situations de grand danger. Les photographes (et cameramen) de guerre sont plus exposés que d’autres journalistes de guerre, car ils sont obligés de travailler très près des dangers. Et le Dr Feinstein [7] de rappeler le mot de Capa : « Si vos photos ne sont pas assez bonnes, c’est que vous n’étiez pas assez près. »

Dans une interview

réalisée par le Tages Anzeiger [8], Carl Just nous raconte sa vie actuelle, retiré à la campagne, loin du fracas du monde. Il détaille quelques cauchemars post-traumatiques qui le font replonger régulièrement, puis il nous parle métier. Extraits...
« – Pourquoi êtes-vous devenu reporter de guerre ?
– Quand j’étais jeune homme, j’étais persuadé qu’il suffirait que j’écrive 4 articles contre Le Mal pour que le monde devienne meilleur. J’étais politiquement très à gauche. Plus à ma gauche, il n’y avait guère que le mur de Berlin. À l’époque, certains films qui honoraient les reporters de guerre étaient populaires : par exemple, « Under Fire » avec Nick Nolte. C’est cet amalgame qui m’a fait devenir reporter de guerre. Quand, de retour du front, je rentrais à la maison ou au bar de l’hôtel, j’étais un héros pour les gens : quand je racontais, ils étaient suspendus à mes lèvres. Et les plus belles femmes étaient à mes pieds. C’est ainsi qu’on devient un macho.
– Étiez-vous devenu accro à ce style de vie ?
– (...) L’adrénaline provoque-t-elle une dépendance ? Probablement oui. En tant que reporter de guerre, tu finis par devenir arrogant et présomptueux : parfois quand je me trouvais en Suisse, je disais aux gens : « Que sais-tu donc des vrais problèmes de ce monde, la Suisse est tellement ennuyeuse ». Tu te mets alors en quête d’un « shoot » d’adrénaline et tu repars dans une région en guerre.
...
– On reproche aux reporters de guerre de se laisser embrigader par les parties et de témoigner unilatéralement. Étiez-vous un journaliste « embedded » ?
– L’opinion est fabriquée loin du théâtre des opérations. Les rédacteurs en chef dînent avec des politiciens importants et décident ensemble qui est le gentil et qui est le méchant. De retour à la rédaction après un reportage, mon chef me racontait ce qu’il en était de la situation sur place, là d’où je revenais. Ils construisaient l’histoire que je devais raconter. Longtemps je n’ai pas remarqué que j’étais manipulé par la rédaction. En même temps, ils me célébraient comme leur envoyé spécial (Mann vor Ort). »

La veille de son procès, la TV Suisse alémanique a diffusé une interview de Carl Just que l’on peut voir ici. - Scrollez la page jusqu’à : Kriegsreporter gegen Ringier : Prozess wegen Kündigung. (Les réponses de l’interviewé sont en dialecte suisse allemand, une langue hors de portée des non-initiés ;-)

Pour Carl Just, dans ce procès il en allait de sa réhabilitation

et de ce point de vue, il est relativement satisfait. Mais le plus important pour lui était de lancer ce thème du PTSD. On a ainsi pu apprendre à quels risques les journalistes en terrain de guerre pouvaient s’exposer en plus des dangers physiques immédiats.

C’est un début. Le procès ne fera pas jurisprudence. D’après ce qu’on peut constater en lançant quelques recherches sur internet, en Europe, le sujet du PTSD des journalistes reste très confidentiel, cantonné à quelques publications scientifiques s’adressant à des chercheurs. (Mais c’est bien volontiers que je publierai un démenti à cette affirmation ;-)

Notes:

[1] Ringier (Blick, Schweizer Illustrierte) est le plus grand éditeur de presse suisse. (Edipresse est le 2e, alors que Tamedia, éditeur du Tages Anzeiger est le 3e.)

[2] Carl Just réclamait 200’000 francs suisses.

[3] Il était une fois le cinéma - Les traumatismes psychiques de guerre dans les films américains de 1975 à 1980 : vers une reconnaissance sociale des vétérans du Vietnam - Article de Rémi Forte

[4] Des catégories de personnes de la vie civile sont évidemment concernées aussi : victimes ou témoins de prises d’otages, d’accidents, de catastrophes naturelles, d’attentats, de viols et de toutes formes de violence.

[5] Le Dart Center est un réseau de journalistes, formateurs de journalistes et professionnels de la santé s’occupant de tous les aspects de la couverture médiatique d’évènements tragiques. Il s’inquiète aussi de l’impact qu’ils peuvent avoir sur les journalistes qui couvrent ce type d’événements.

[6] J’aimerais trouver une étude qui recenserait les jours ou ce pays n’est pas en train de guerroyer quelque part !

[7] The War Inside - article en anglais sur les travaux du Dr Feinstein. Le Dr Anthony Feinstein est un spécialiste du PTSD, qui préside un site internet - sponsorisé par CNN - que les journalistes peuvent utiliser pour une auto-évaluation de leurs risques de présenter des syndromes en rapport avec le PTSD.

[8] Tages Anzeiger - Schweizer Starreporter : Immer wieder den Krieg im Kopf - Interview Dario Venutti. Aktualisiert am 11.11.2008

Béat Brüsch, le 17 novembre 2008 à 23.34 h
Rubrique: A propos d’images
Mots-clés: guerre , photojournalisme , société
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L’affaire André Zucca

Jamais encore la notion de contexte (ou de « contextualisation ») en rapport avec des images n’avait autant circulé que ces dernières semaines. Tout aussi rarement a-t-on pu constater à quel point les blessures de l’histoire étaient si inégalement cicatrisées.
« ... la plus importante polémique occasionnée par une exposition de photographies en France. » C’est ce que nous dit André Gunthert dans son dernier billet consacré à l’exposition des photos d’André Zucca, « Les Parisiens sous l’Occupation ». Vu de mon île, le débat me semble en effet extrêmement nourri et passionnant, même dans ses contributions les plus sommaires. N’ayant pas l’opportunité de me rendre dans ces quarantièmes rugissants, je me préparais néanmoins à établir une petite chronologie hyperliée des événements, façon de prendre dates et références. Mais c’est chose déjà faite par Audrey Leblanc sur cette page qui a le grand mérite de « recontextualiser » les différentes interventions, ce que n’aurait pu faire la simple liste de liens que je m’apprêtais à réaliser ! Mais Audrey Leblanc « oublie », probablement par une retenue qui est tout à son honneur, de citer tous les billets parus sur ARHV autour de ce sujet. Les voici donc, en ordre chronologique, avec quelques citations :

Le mensonge d’un artisan, la réalité d’un artiste - 23.04.08
(recension de l’émission d’ASI sur le sujet)

De la valeur absolue historique d’une image - Audrey Leblanc - 28.04.08
... « Le livre-catalogue n’est d’ailleurs pas rangé au rayon histoire ni photographie dans les librairies mais plutôt au rayon Paris : il vend parfaitement l’image très construite de ce qu’est le cliché parisien. »
...
... « Abstraction ou « indifférence » dans l’attitude des organisateurs de l’exposition qui insistent sur les prouesses techniques et la dimension esthétique de ces images et participent dans leur choix à une représentation “clichéïque” de Paris pendant cette période. Comme si on voulait nous faire croire à ces regards qui voient sans que cela ne les regarde. »

La défaite de la photographie - André Gunthert - 16.05.08
(Ce billet ne parle pas directement des images de Zucca. Mais quel bonheur, pour un blogueur suroccupé de pouvoir piocher aussi opportunément dans sa réserve de textes de derrière les fagots ;-)
...
« ...les principales limitations à l’usage de la photographie pour figurer un conflit proviennent des caractéristiques du médium lui-même : à l’inverse de la plasticité offerte par le dessin ou le montage, le témoignage photographique se présente comme une matière plus rugueuse, une image "sale", visiblement moins malléable, moins à même de se prêter à la recomposition des significations. »

André Zucca, la couleur rêvée - André Gunthert - 18.05.08
... « Comme tout enregistrement, une photographie présente l’équivalent de ce qu’on appelle en électronique un rapport signal-bruit (où le signal est l’information recherchée, le bruit, l’information inutile). Privés de l’information qui permettrait de comprendre ce que le photographe a voulu montrer – le signal –, les spectateurs de ces photos déshistoricisées ne perçoivent plus que des détails insignifiants, livrés aux jeux de l’interprétation – le bruit. »

Sur ViteVu : Voir/Ne pas voir l’occupation - Michel Poivert - 24.04.08
... « ... la conscience individuelle prime toujours sur la conscience collective. Zucca nous renvoie aussi, du fond de l’histoire, un miroir déformé mais aussi inquiétant de nous-mêmes. »


Mises à jour : Plusieurs conférences/débats ont été organisées autour de cette exposition...
D’Atget à Zucca, ou comment naissent les légendes - André Gunthert - 12.06.08
Le numérique révise l’histoire, ou André Zucca à Disneyland - André Gunthert - 21.06.08 « J’ai enfin pu accéder aux diapositives originales d’André Zucca à la BHVP... »
Un intéressant débat sur la restauration des photos.

Béat Brüsch, le 19 mai 2008 à 16.10 h
Rubrique: A propos d’images
Mots-clés: contexte , exposition , guerre , photojournalisme , éthique
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Les grands classiques

Cette photo, prise par Gilles Caron devant la Sorbonne le 6 mai 1968, est la plus emblématique du mouvement de mai 68. L’attitude de défiance narquoise qu’arbore Daniel Cohn-Bendit face au représentant de l’ordre résume parfaitement l’esprit frondeur du moment. En 1967, Gilles Caron entre à l’agence Gamma tout juste fondée. Il y retrouve Raymond Depardon. Ce dernier, trop occupé sur d’autres terrains, couvre peu les événements de la rue. Il déclare : « ... Du coup, je ne me suis pas retrouvé à Nanterre fin mars. Gilles Caron y était. Il s’est senti concerné, il n’avait pas une grande différence d’âge avec les étudiants. Il a connu là-bas Cohn-Bendit, les étudiants sont venus à la Sorbonne, il était là, ensuite rue Gay-Lussac... » [1] D. Cohn-Bendit déclare : « ...Partout où nous sommes, Gilles Caron semble y être. Ma mémoire des événements de 68 est structurée par ses photos... » [2] On peut voir quelques-unes de ses photos de mai 68 et d’autres, dans ce portfolio de l’agence Contact Press Images.
Au moment des événements de 68, Gilles Caron est tout juste de retour du Biafra où, dans des situations effroyables, il côtoyait son pote et concurrent, le photographe de guerre Don McCullin. Auparavant, en 67, il couvrait (magistralement) la guerre des Six Jours et se rendait également au Sud-Vietnam. En 69, il est à Londonderry et à Belfast, puis en Tchécoslovaquie pour l’anniversaire de l’écrasement du Printemps de Prague. En 70, il est retenu prisonnier pendant un mois au Tchad, avec Raymond Depardon, Michel Honorin et Robert Pledge. Cette hyperactivité est bien à l’image de sa très courte et très remplie carrière de photographe de presse. De 1967 à 1970, il vit à 100 à l’heure et on le retrouve sur tous les terrains de conflits. Raymond Depardon : « ... Il m’a dit qu’il fallait absolument aller au Cambodge. Il avait cet esprit terrible que j’appellerais l’esprit « Belle Ferronnière ». C’est le nom du café, situé en face de Paris Match, le centre de la photographie française. En 1970, si vous étiez là un peu trop longtemps, il y avait toujours un confrère - je dirais pousse-au-crime - pour vous demander pourquoi vous n’étiez pas au Cambodge… » [3] En avril 1970, McCullin, informé du pire en arrivant au Cambodge, fonce au bureau de l’AFP : « ... Je n’y ai trouvé que des mines consternées et les sacs de voyage de Gilles, proprement fermés : il les avait laissés à son hôtel, sans savoir que ce serait pour de bon... » [4]
Gilles Caron nait en 1939 à Neuilly-sur-Seine. Il passe son enfance à Maison-Laffite puis à Argentières (Haute-Savoie). Au service militaire, en Algérie comme parachutiste, il fera 2 mois d’arrêts de rigueur pour refus de servir, suite au putsch des généraux. Son regard vrai sur la guerre (qu’il détestait) et son engagement passionné pour les grandes questions sociales ont fait de lui - plus que la brièveté légendaire de sa carrière (3 ans !) - un des grands photoreporters mythiques.
À l’heure où cette image de Cohn-Bendit est en passe de devenir une icône aussi dévoyée que celle du Che, il est bon de rappeler qui en était l’auteur pour lui apporter, en toute modestie, un peu d’une reconnaissance qui tarde à venir. Un journal bien connu de Suisse romande (n’ayant pas vocation à prôner la révolution) vient d’utiliser cette photo (recadrée !) pour sa promo en pleine page. La seule signature visible est Publicis !

Notes:

[1] Interview de Raymond Depardon : « Qu’est-ce que l’on fait avec nos images ? » Libération, 5 janvier 2008

[2] Gilles Caron - Photo Poche - Actes Sud : Préface de D. Cohn-Bendit

[3] Interview de Raymond Depardon : « Qu’est-ce que l’on fait avec nos images ? » Libération, 5 janvier 2008

[4] Don McCullin - Unreasonable behaviour / Risques et périls - Delpire


Addenda du 6.05.2008:

A signaler : Gilles Caron et l’image de mai 1968, par André Gunthert.

Béat Brüsch, le 6 mai 2008 à 00.30 h
Rubrique: Les grands classiques
Mots-clés: guerre , photographe , photojournalisme
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