À force de parler des droits d’auteur du point de vue des industries culturelles, on en vient à oublier que les photographes rencontrent des difficultés spécifiques liées, elles aussi, au partage sur internet. Dans l’article qui suit - publié sur OVNI - Lyonel Maurel (Calimaq), une autorité en matière de droit d’auteur confronté aux nouvelles technologies, fait le point et relève quelques dérives. Voici son article (avec une nouvelle iconographie) ...
Passée la dimension policière de l’évènement, l’affaire MegaUpload a ravivé les débats sur la gestion des droits d’auteur sur Internet. Une problématique traversée par de fortes tensions ; qui touchent en particulier les droits des photographes. Avec quelques grands acteurs aux propositions radicales, comme celle consistant à instaurer un « permis de photographier ».
Comme l’explique la Quadrature du Net, la place qu’avait pris le site MegaUpload dans le paysage numérique peut être considérée comme une conséquence de la guerre au partage conduite par les industries culturelles au nom de la défense du droit d’auteur :
« MegaUpload est un sous-produit direct de la guerre menée contre le partage pair à pair hors-marché entre individus. Après avoir promu une législation qui a encouragé le développement des sites centralisés, les lobbies du copyright leur déclarent aujourd’hui la guerre [...] La vraie solution est de reconnaître un droit bien circonscrit au partage hors marché entre individus, et de mettre en place de nouveaux mécanismes de financement pour une économie culturelle qui soit compatible avec ce partage. L’éradication de MegaUpload par la justice américaine constitue un épisode spectaculaire de cette croisade du copyright, mais la guerre au partage qui la sous-tend revêt parfois des formes plus discrètes, mais insidieuses, dans d’autres branches de la création. »
C’est à mon sens particulièrement le cas dans le domaine de la photographie et j’ai été particulièrement frappé, tout au long de l’année dernière, de la dérive du discours et de l’action de lobbying menée en France par les photographes professionnels, qui sont graduellement passés de la lutte (légitime) pour la défense de leurs droits à une forme de combat contre les pratiques amateurs et le partage entre individus, y compris à des fins non-commerciales. Il est intéressant d’analyser les glissements idéologiques progressifs qui amènent les titulaires de droits à se dresser contre les internautes et à se couper des moyens d’évoluer pour s’adapter à l’environnement numérique.
- © David Sky, seemsartless.com, CC BY-NC-SA 2.0
Bien entendu, la photographie est un média particulièrement fragilisé par les évolution d’Internet et j’ai déjà eu l’occasion de me pencher sur les effets corrosifs que la dissémination incontrôlée des images inflige aux fondements même du droit d’auteur dans ce secteur.
On comprend dès lors que les photographes professionnels soient sur la défensive. En juillet 2001, en marge des Rencontres d’Arles de la photographie, l’Union des photographes professionnels (UPP) avait ainsi organisé une spectaculaire marche funèbre pour enterrer le droit d’auteur. Le sens de cette action était de lutter contre des pratiques jugées abusives et attentatoires aux droits des photographes, comme le « D.R. » employé par la presse, les contrats léonins proposés par certains éditeurs ou la concurrence déloyale des micro-stocks de photographie comme Fotolia, pourtant labellisé par Hadopi.
Jusque là, il n’y a pas grand chose à redire à ce type de combats, qui rappellent ceux que les auteurs de livres mènent pour faire valoir leurs droits face au secteur de l’édition et qui me paraissent tout à fait légitimes. Il est indéniable qu’une des manières de réformer le système de la propriété intellectuelle dans le bon sens consisterait à renforcer la position des créateurs face aux intermédiaires de la chaîne des industries culturelles.
- © Ian Britton, FreeFoto.com, CC BY-NC-ND 3.0
Mais pour lutter contre les sites comme Fotolia, qui proposent des photographies à des prix très bas, les photographes professionnels ont commencé à critiquer l’expression « libre de droits », mauvaise traduction de l’anglais « Royalty Free », en rappelant (à juste titre) qu’elle n’avait pas de sens en droit français. Lors du congrès 2011 de l’UPP, une Association de lutte Contre le Libre de Droit (ACLD) a même été créée par plusieurs groupements de professionnels de la photographie C’est à partir de là qu’un dérapage a commencé à se produire chez les photographes, avec une dérive vers la guerre au partage, les pratiques amateurs et la gratuité. Après le “libre de droits”, les représentants des photographes en sont en effet venus à combattre “le libre” tout court, au nom d’amalgames de plus en plus discutables.
La première manifestation sensible de cette dérive a été l’opposition de l’UPP au concours Wiki Loves Monuments, organisé par la fondation Wikimedia pour inciter les internautes à photographier des monuments historiques et à les partager sur Wikimedia Commons. L’UPP a dénoncé de manière virulente cette initiative, en s’élevant contre le fait que la licence libre de Wikimedia Commons (Creative Commons CC-BY-SA) permet la réutilisation commerciale et en demandant sa modification :
« Présentée comme une action philanthropique, cette initiative relève davantage d’une opération strictement commerciale. En effet, l’accès au concours est conditionné par l’acceptation d’une licence Creative Commons qui permet l’utilisation commerciale des œuvres. Des opérateurs privés ou publics peuvent dès lors utiliser gracieusement ces photographies sous forme de cartes postales, posters, livres ou encore à des fins d’illustrations d’articles de presse. Les photographes professionnels qui vivent de la perception de leurs droits d’auteurs s’inquiètent de cette démarche, qui constitue une concurrence déloyale à leur égard. Les initiatives de partage libre de la connaissance à des fins culturelles et pédagogiques sont légitimes, mais ne doivent pas conduire à mettre en péril la création. »
Pour des professionnels qui prétendent défendre le droit d’auteur, ce type de position radicale est très surprenant. Car c’est en effet un des principes fondateurs du droit d’auteur français que les créateurs décident de manière souveraine de la manière dont ils souhaitent divulguer leurs oeuvres. Si un auteur veut partager sa création gratuitement, y compris en permettant les réutilisations commerciales, rien ne devrait pouvoir l’en empêcher ou alors, le droit d’auteur n’a plus de sens. Un article du Code de propriété intellectuelle consacre même explicitement cette possibilité de diffusion gratuite :
« L’auteur est libre de mettre ses oeuvres gratuitement à la disposition du public, sous réserve des droits des éventuels coauteurs et de ceux des tiers ainsi que dans le respect des conventions qu’il a conclues (Art. L. 122-7 CPI »)
Ici l’UPP, pour protéger des intérêts professionnels, prétend condamner cette liberté, dont veulent user des internautes pour contribuer volontairement à un projet collaboratif. Et ils sont par ailleurs des millions à mettre en partage leurs photos sur Wikimedia Commons, mais aussi sur Flickr, Deviant Art, et d’autres plateformes encore.
- © Quentin Xerxes Zamfir, flickr.com/qxz, CC BY-NC-SA 2.0
Mais les photographes professionnels vont plus loin encore. Au-delà de la Culture libre et de l’idée de biens communs, c’est tout un pan de la culture numérique qu’ils entendent remettre en question, avec la montée en puissance des amateurs. Cette tendance se lit clairement sur un des forums ouverts par les Labs Hadopi, dont les experts travaillent sur le thème de la photographie. On y trouve notamment cette déclaration d’un photographe, qui soulève des questions assez troublantes :
« Ce métier n’est aucunement régulé, et les associations comme l’UPP (Union des photographes professionnels, dont je fait partie) font ce qu’elles peuvent. La comparaison la plus courante reste celle des taxis. Un métier régulé et normé, tant dans le droit d’exercice que dans les critères de nombre. Avoir une voiture ne fait pas de toi un Taxi. A contrario, avoir un appareil photo fait de n’importe qui un photographe établi et un énième concurrent. »
Ou encore celle-ci, tout aussi éloquente :
« [...] il me semble que la difficulté numéro 1 des photographes à l’ère numérique, c’est l’afflux massif d’amateurs qui vendent leurs photos à prix bradé voir gratuitement. »
Le glissement dans le discours atteint ici des proportions très graves. Nous ne parlons plus en effet seulement de lutter contre le téléchargement, mais d’un corps de métier, menacé par Internet, qui commence à glisser à l’oreille des pouvoirs publics qu’il pourrait être bon d’instaurer un « permis de photographier » ou une sorte de numerus clausus, pour limiter chaque année le nombre de photographes assermentés !
D’une certaine manière, les photographes sont en train de remonter à la racine historique du droit d’auteur, dont les premiers linéaments sont apparus sous l’Ancien Régime sous la forme d’un double système de privilège et de censure, contrôlé par l’Etat. Le Roi en effet, accordait un « privilège » à un imprimeur afin de lui conférer un monopole pour exploiter un ouvrage et se protéger des contrefaçons produites par ses concurrents. On retrouve bien en filigrane, cet esprit dans les revendications des photographes, sauf qu’à présent, ils demandent l’instauration d’une forme de « protectionnisme juridique » pour les protéger des amateurs et du public, et non d’autres professionnels.
A une heure où le partage des photographies est massif sur Internet (plus de 100 milliards de photos sur Facebook…) et s’accélère encore avec le développement des usages mobiles (voir le succès d’Instagram), on sent bien que ce type de positions est complètement irréaliste. Elle ne peut que conduire sur le plan légal à instaurer des systèmes de contrôle et de répression des pratiques culturelles qui se répandent dans la population et dont on devrait se réjouir, plutôt que de chercher à les condamner.
D’une certaine manière, les propos des photographes rappellent la « Pétition des fabricants de chandelle » qui avait été inventée en 1845 par l’économiste Frédéric Bastiat pour discréditer le protectionnisme économique. Dans cette parabole, les fabricants de chandelles demandent à l’Etat de les protéger contre la concurrence déloyale… du Soleil !
« Nous subissons l’intolérable concurrence d’un rival étranger placé, à ce qu’il paraît, dans des conditions tellement supérieures aux nôtres, pour la production de la lumière, qu’il en inonde notre marché national à un prix fabuleusement réduit ; car, aussitôt qu’il se montre, notre vente cesse, tous les consommateurs s’adressent à lui, et une branche d’industrie française, dont les ramifications sont innombrables, est tout à coup frappée de la stagnation la plus complète. Ce rival, qui n’est autre que le soleil, nous fait une guerre (si) acharnée […] Nous demandons qu’il vous plaise de faire une loi qui ordonne la fermeture de toutes fenêtres, lucarnes, abat-jour, contre-vents, volets, rideaux, vasistas, œils-de-bœuf, stores, en un mot, de toutes ouvertures, trous, fentes et fissures par lesquelles la lumière du soleil a coutume de pénétrer dans les maisons, au préjudice des belles industries dont nous nous flattons d’avoir doté le pays, qui ne saurait sans ingratitude nous abandonner aujourd’hui à une lutte si inégale. […] »
Ce que révèlent les positions des photographes professionnels, c’est avant tout un profond désarroi face aux évolutions du numérique et une difficulté à penser un modèle économique adapté aux nouveaux usages en ligne. Il existe pourtant des exemples convaincants de photographes qui ont réussi à comprendre comment utiliser à leur profit les pratiques de partage pour valoriser leurs créations et développer leur activité.
C’est le cas par exemple de l’anglais Jonathan Worth, cité dans l’ouvrage The Power of Open qui recense les exemples de réussite de projets employant les licences Creative Commons. Incité à utiliser les Creative Commons après une rencontre avec Cory Doctorow, il publie aujourd’hui ses clichés sur son site sous licence CC-BY-NC-SA. La diffusion et les reprise de ces photos lui a permis de gagner une notoriété, qui lui a ouvert les portes de la National Portrait Gallery à Londres et de photographier les grands de ce monde. Dans une interview donnée au British Journal of Photography, il explique en quoi les licences libres lui ont permis de penser un nouveau modèle en jouant sur la réservation de l’usage commercial, tout en permettant la reprise de ces photos librement à des fins non commerciales :
« Maintenant je peux comprendre comment utiliser les forces des personnes qui réutilisent mes images gratuitement. C’est comme mettre un message dans une bouteille et laisser les vagues l’emmener ailleurs, en tirant bénéfice de l’énergie des marées. Creative Commons me permet d’utiliser l’architecture du système et d’être en phase avec les habitudes des natifs du numérique sur les réseaux sociaux. Les contenus sont les mêmes, mais leur mode de distribution a changé. Je n’ai pas trouvé la formule magique, mais CC me permet de profiter de choses qui autrement joueraient contre moi. »
De manière plus provocatrice, le photographe américain Trey Ratcliff, qui tient l’un des blogs photo les plus suivis de la planète (Stuck in Customs) expliquait récemment sur le site Techdirt les raisons pour lesquelles il ne se préoccupe pas du piratage de ses créations et pourquoi il considère même que c’est un avantage pour son business. Il explique comment le partage de ses oeuvres lui permet de donner une visibilité son travail et de se constituer une clientèle potentielle. Et de terminer par cette phrase qui va nous ramener au début de cet article :
« Tout mon travail est piraté. Depuis mes tutoriels photo HDR, jusqu’à mes livres numériques en passant par mes applications. Parfait. Tout est sur PirateBay, MegaUpload et d’autres sites de ce genre. Le fait est que j’ai de bonnes raisons de ne pas m’en préoccuper. »
Si MegaUpload est devenu une telle menace pour les industries culturelles, c’est avant tout parce qu’elles n’ont toujours pas réussi à sortir du « modèle économique de la pénurie organisée », comme le rappelle à raison Samuel Authueil sur son blog. L’exemple des photographes que je cite ci-dessus montre pourtant que des créateurs peuvent tirer profit de la nouvelle économie de l’abondance, en adoptant des modes plus ouverts de distribution de leurs contenus, en phase avec les pratiques de partage sur les réseaux.
S’enfoncer dans la guerre au partage comme le font actuellement les représentants des photographes professionnels, lutter contre les pratiques amateurs et la gratuité, c’est courir le risque de subir une véritable Berezina numérique, comme le reste des filières culturelles qui refusent l’évolution de leurs modèles.
Ce n’est pas d’une réforme légale que le système a besoin, mais d’une profonde refonte de la conception de la valeur, qui entre en symbiose avec les pratiques de partage plutôt que de tenter de les combattre.
Ce texte de Lyonel Maurel a été publié sur OWNI le 25 janvier 2012 sous licence Creative Commons by-nc
Les photos créditées CC le sont bien évidemment sous Creative Commons
Anciens billets sur le sujet dans Mots d’images :
• 26.03.2009 : La photo, parent pauvre du droit d’auteur ?
• 30.10.2008 : Oeuvres orphelines - Comment le droit d’auteur sur les images se fait bousculer
Project’images - Festival de l’image - Chêne-Bourg (c’est près de Genève) ouvrira ses portes du 23 au 28 novembre 2010. Il est consacré à de nombreux aspects de l’image, dont la cinématographie, la photographie, le diaporama, le Vjing, la 3D. Il est organisé, notamment, par l’USPP (Union Suisse des Photographes Professionnels), Photo-Suisse (Association suisse pour la photographie, qui réunit les photo-amateurs). L’invité d’honneur est RSF, section suisse (Reporters Sans Frontières) qui en profitera pour lancer l’album Jean Mohr, 100 images pour la liberté de la presse.
Le mardi 23 à 20h30, le festival s’ouvrira sur une table ronde : L’image au service de la société (vaste programme ;-) En plus d’expositions permanentes de l’USPP et de Photo-Suisse, de nombreux ateliers, projections, débats et autres animations auront lieu durant toute la durée du festival. Programme complet à consulter ici.
Les organisateurs du concours The Swiss Famous Photography Contest dont je vous parlais ici viennent de publier la liste des 18 nominés pour le ewz.selection-award. Le jury a sélectionné 18 travaux sur les 465 (2954 photos) qui lui ont été adressés. Si j’ai bien compris, la désignation du grand prix et des vainqueurs des différentes catégories ne se fera pas avant la remise des prix, c’est à dire le 8 mai, lors d’une grande soirée à Zürich. La totalité des photos reçues pour cette édition (2008) est d’ores et déjà visible sur la photocollection, ici (pour l’instant, seul le choix « all » fonctionne, l’option « top 18 » ne marche pas).
Les nominés sont : Edel Tine, St. Gallen - Vonplon Ester, Berlin - Lutz Christian, Genève - Good Désirée, Zürich - Gertschen Alex, Emmenbrücke - Chammartin Christophe, Les Thioleyres - Braschler & Fischer, Mathias & Monika, Zürich - Grünig Maurice, Zürich - Iff Florence, Zürich - Heyer Jonathan, Zürich - Bechtel Sabine, Zürich - Püntener Vanessa, Winterthur - Pol Andri, Weggis - Berg Luis, Zürich - Golob Dominik, Baden-Dättwil - Houda Tomas, Wohlen - Jeck Valentin, Uerikon.
Bon, je ne suis pas nominé ;-/ On peut néanmoins voir les travaux que j’ai envoyés ici, ou directement dans mes galeries de photos.
Rubrique: A propos d’images
Le monde de la photo n’a pas fini de se faire bousculer... On parle beaucoup des photoamateurs et de la place grandissante qu’ils prennent. Le sujet est à la mode et bien des manifestations sont consacrées aux questions que cela suscite.
• Le Musée de l’Élysée (Lausanne, Suisse) vient de consacrer une grande exposition à ce sujet. Dans le blog ouvert à cette occasion, vous pourrez suivre pas mal de débats sur le sujet (malheureusement souvent en anglais).
• Je vous parlais, dans mon dernier billet du colloque « Faut-il avoir peur des photographes amateurs ? », organisé par l’Observatoire de l’Image, qui s’est tenu à Paris le 5 avril dernier. Un bon compte rendu est lisible dans le magazine Images (no 22, mai-juin - toujours en vente en ce moment). Et on attend toujours la publication du pdf de ce colloque... En 2 mots, on y présente le point de vue des agences de photos, qui sont, elles aussi, remises en question par le nouveau modèle économique des agences « low cost ».
• Dans le journal The Guardian, Andrew Brown nous dit (en anglais) que « ... les amateurs volent le pain de la bouche des photographes professionnels... »
J’ai participé la semaine passée à des débats très prenants, au sujet des rapports entre professionnels et amateurs, sur le blog Macandphoto de J-F Vibert. De vrais débats avec des exagérations, des approximations, des vérités et des contre-vérités. Des débats passionnés, car certains des acteurs vivent douloureusement ces réalités dans leur quotidien. Cela commence doucement ici. Le débat suivant, plus long et plus révélateur, est à lire ici. Il est à noter qu’aucun de ces débats n’avait le sujet des amateurs comme point de départ, mais que très vite on y vient, car il semble bien que le problème soit maintenant « à fleur de peau ».
A la lecture des griefs retenus contre les amateurs, on peut se demander si leur arrivée est la vraie (et la seule) cause des grands chambardements qui agitent le monde de la photo ? Ou si les amateurs ne sont que de pratiques boucs émissaires, cachant d’autres enjeux plus vastes ? Pour moi, tout cela doit s’inscrire dans une large perspective, qui prend en compte les profondes modifications structurelles qui agitent le monde. Toutes les professions ont été, sont, ou vont être touchées. Vous êtes-vous indignés de la disparition du petit commerce et de celle des commerces spécialisés, en général remplacés par des points de vente de grandes chaînes qui vendent le même choix (réduit) d’articles dans le monde entier ? Aujourd’hui, c’est aux photographes de subir les lois de ce marché, qui n’a que faire des particularismes et des productions de qualité, du moment que ça ne rapporte pas de dividendes.
Certains photographes professionnels fustigent les amateurs qui arrondissent leurs fins de mois en « volant le travail des amateurs ». Il faut préciser que les amateurs qui mettent en ligne leurs photos dans des agences « low cost » sont quand même minoritaires. (A moins d’y placer de grandes quantités d’images, celles-ci ne rapportent d’ailleurs que des clopinettes !). Ces nouvelles pratiques ont bien plus à voir avec le vaste mouvement « collaboratif » que l’on désigne couramment sous le vocable de « Web 2.0 ». L’engouement pour des sites comme Flickr est dû à la facilité offerte de pouvoir y partager ses images. La plupart des amateurs ne cherchent rien d’autre qu’un peu de reconnaissance et mettent en ligne leurs photos en libre accès, avec divers types de contrats Creative Commons. Il est donc faux de croire que cela rapporte systématiquement de l’argent aux amateurs. La grande majorité des photos qui circulent sur internet n’existerait tout simplement pas sans l’activité des amateurs. À de rares exceptions près, ces photos ne seraient jamais commandées à des pros ou produites par eux. Et elles sont réutilisées par d’autres parce qu’elles existent. Si elles n’existaient pas, on n’y penserait tout simplement pas. Elles ne peuvent donc pas concerner le marché de la photo professionnelle.
Je ne nie pas que les agences « low cost » puissent faire du tord à la profession. Mais quand c’est la profession elle-même qui les fournit avec ses seconds choix et autres invendus, elle devrait commencer par faire le ménage chez elle ! Qui nous dira quelle est la proportion de photos d’amateurs et de professionnels dans ces agences ? J’estime pour ma part, que matériellement, les amateurs ne disposent pas d’assez de temps pour réaliser autant de photos « présentables » que les professionnels.
Le « travail » des amateurs a une action bien plus subtile et plus dévastatrice sur le marché de la photo professionnelle. Le matériel de prise de vues d’aujourd’hui permet de réaliser très facilement des images à peu près bonnes (du point de vue technique). Le grand public réussit enfin à produire instantanément des images « ressemblantes ». Car il ne faut pas se leurrer, c’est ce qui demeure le critère principal pour tous ceux qui découvrent « la magie du numérique ». (Bien sûr, quelques-uns évoluent vers des images de qualité et deviennent des photoamateurs capables de belles réussites...) Mais, ce foisonnement d’images faciles à obtenir tend à occulter les notions techniques qu’il y a derrière une photo. On a l’impression que « ça se fait tout seul ». (Et je ne parle même pas d’autres critères, tels que le « regard » du photographe, les questions d’éthique ou les notions artistiques.) Du coup, on ne comprend plus qu’on ait besoin d’un professionnel pour faire « la même chose ». La valeur intrinsèque des images tend à diminuer, entraînant la baisse de leur valeur commerciale.
Un autre phénomène intervient dans la baisse du prix des photos : c’est le principe des images libres de droits (royalty free) qui a été popularisé par les agences, déjà bien avant la génération actuelle des « low cost » ». (Contrairement à ce qu’on pourrait croire, ces images ne sont pas gratuites, mais elles sont vendues à prix fixe pour être utilisées à volonté, mais sans exclusivité.) Par rapport au système traditionnel des droits d’auteur, cela fait évidemment un gros changement. Mais si l’on considère que bon nombre des images déposées dans les agences « low cost » par des pros, sont des prises surnuméraires d’un travail qui a déjà été rémunéré, cela n’est déjà pas si mal !
Comment s’en sortir ? Je n’ai pas de conseils à donner. (Si j’en avais, je serais consultant à 1000 euros de l’heure ;-) Je peux juste émettre le modeste avis d’un graphiste, dont la profession a été profondément chamboulée par l’informatique bien avant celle des photographes. Résistez ! Montrez votre différence avec les amateurs ! Soyez plus pros que jamais ! Connaissez vos logiciels à fond, car avec votre « background » professionnel, vous en tirerez bien plus que les amateurs. N’essayez pas de concurrencer les amateurs sur leur terrain, mais collez-vous à des travaux hors d’atteinte pour eux.
Il est bien clair qu’il conviendrait de différencier les diverses pratiques photographiques : un photo-journaliste d’actualités n’est pas soumis aux mêmes conditions que tel autre, très spécialisé, comptant sur son stock d’images.
Sources diverses (en plus de celles données dans le texte) :
• Internetactu, toujours à l’affut des enjeux et perspectives des nouvelles technologies, a publié, il y a juste une année, un très intéressant article (et commentaires) sur le crowdsourcing. Cette nouvelle façon de répartir le travail chez des particuliers, à la barbe des professionnels ne lasse pas d’inquiéter. A lire pour sentir le vent tourner...
• Christian Caujolle : Mort et résurrection du photojournalisme, article paru dans le Monde Diplomatique en mars 2005.
• Article d’InternetActu (juin 06) consacré au phénomène FlickR : « C’est sur FlickR, ce formidable service de partage et d’échange de photos en ligne... »
• Article d’InternetActu dans la suite du précédent avec une interview d’André Gunthert.
Extrait : « Question d’InternetActu.net : Comment cet outil (NDLR : FlickR) est-il perçu dans la communauté des photographes ? »
Réponse d’André Gunthert : « Il n’est pas perçu : il n’existe pas ! Pourquoi ? Les usagers de FLickR sont des amateurs. C’est une vieille histoire dans l’histoire de la photographie. Il n’y a pas de communication entre les univers des professionnels et des amateurs : ce sont deux univers cloisonnés qui n’utilisent pas les mêmes outils, ni les mêmes références. Or FlickR met à la disposition des usagers de base des outils qui étaient réservés il y a cinq ans encore à l’élite des agences professionnelles : ceux qui permettent de diffuser immédiatement une image dans le monde entier par exemple. Avec FlickR, tout le monde a désormais à sa disponibilité une agence internationale, qui fonctionne, comme l’ont montré les attentats de Londres, les émeutes en France… Pour autant, je pense que ce n’est pas cela du tout le but principal de FlickR. »
• Wickipedia : le modèle économique des agences « low cost », en particulier celui de Fotolia.
• Je parlais ici, des nouvelles banques d’images... (et de ce qui est arrivé à ma profession).
Les usages de la photo sont en constante évolution. Le recours de plus en plus fréquent à des images dites « d’illustration » fait de moins en moins l’objet de commandes spéciales aux photographes. Pour des raisons de commodité (choix, délais, prix), elles sont désormais choisies directement dans de gigantesques bases de données en ligne. Certaines de ces banques d’images existaient bien avant les possibilités offertes par internet. Mais c’est le développement du web qui a vraiment permis leur essor, créant simultanément une gigantesque demande ainsi que le véhicule idéal de sa diffusion. Les agences de presse (Associated Press, Magnum, Keystone, etc) ne sont pas « dans la cible » de ces nouvelles pratiques. Elles tentent bien de s’adapter, mais elles ont peut-être d’autres défis bien plus importants à relever...
Depuis 2 ans, suivant en cela des pratiques de l’internet qui évoluent dans le sens du partage (blogs, wikis, peer to peer, etc) ce marché subit une nouvelle révolution. Des banques d’images, basées sur des principes d’échanges simplifiés entre photographes (professionnels ou amateurs) et utilisateurs, voient le jour. Conséquence première : les prix sont en chute libre ! Voir cet article de Wikipedia à propos des nouveaux canaux de distribution, ainsi que de l’une de ces nouvelles agences : Fotolia. Jean-Christophe Courte fut l’un des premiers à nous rendre attentifs au phénomène, à travers ses article sur son blog Urbanbike, ici et là (liens cassés).
Aujourd’hui, suivant son exemple, je mets en ligne sur mon site photographiste.ch une page spéciale sur les banques d’images comportant des tableaux comparatifs et quelques conseils pratiques.
Je me rends bien compte, que beaucoup de photographes vont m’accuser de ruiner leur profession. Pourtant, je ne fais que relater des états de fait. Et contrairement aux autruches, je préfère garder la tête hors du sable. Cela aide à voir le danger et à se remettre en question. Il faut dire aussi qu’en tant qu’illustrateur et graphiste, j’ai déjà eu à subir ce genre de remise en question. Dans les années 80 je réalisais des illustrations de presse, participant à mon insu, à la fin de ce que d’aucuns appellent un « âge d’or de l’illustration » (j’y reviendrai). La presse subissait alors de profondes mutations. Les magazines et les journaux se transformaient rapidement en véritables entreprises commerciales. Le marketing entrait dans les rédactions et n’avait que faire de ces « artistes funestes » aux réalisations imprévisibles et démoralisantes pour les annonceurs. Désormais on utiliserait des photos illustratives, soit au premier degré, soit pour réaliser des métaphores à 2 balles qu’un cerveau ramolli peut aisément comprendre. Et si on voulait tout de même un dessin pour faire chic, on irait dans une banque d’images. Là au moins on a un choix « clés en mains » et c’est moins cher. Donc... là, je connais. Mais ce n’était pas fini ! Au début des années 90, c’est l’informatique qui débarque, transformant profondément le métier de graphiste. Il a fallu basculer tous les savoirs vers l’informatique et au passage, apprendre à maîtriser un grand nombre de technologies qui étaient auparavant prises en charge par d’autres professions, comme l’imagerie, la typo, la reprographie, etc. Certaines de ces professions ont aussi été profondément modifiées, voire gravement sinistrées. Voilà, vous savez (presque) tout de mon parcours professionnel ! Ce n’est pas pour m’en vanter, c’est juste pour dire aux photographes que je comprends parfaitement leur situation actuelle. Pour eux, cela va être encore plus dur, car leur outil de travail s’est très rapidement informatisé en même temps qu’il se « démocratisait » à l’extrême.