Début 2007, dans un club anglais, un DJ s’ennuyant à passer ses vinyles se cache la figure derrière une pochette de disque 30 cm/33 tours. Ses facéties sont remarquées et inspirent bientôt d’autres DJ. Il n’en faut pas plus pour que les photos qui en témoignent se retrouvent bientôt sur le net, aussitôt imitées par de nombreux internautes...
Aujourd’hui, le site Sleeveface recueille ces bricolages photographiques réalisés à partir de pochettes de 30cm vinyle, mis en scène en des situations souvent inattendues et presque toujours drôles. Il est à remarquer que tous ces « truquages » sont réalisés à la prise de vue, sans intervention a posteriori. Le dispositif est ainsi mis en évidence, soulignant à la fois la supercherie et la performance. C’est la règle tacite du genre.
Nostalgie ou esprit d’à-propos ? Toujours est-il que cette manifestation apparait comme un dernier tour de piste pour ces pochettes de disque, témoins d’un temps révolu où l’on achetait parfois des disques presque autant pour les belles pochettes que pour la musique qu’ils contenaient.
Le site Sleeveface est la partie « officielle » du mouvement. On trouvera bien plus d’images sur Flickr (1719 à ce jour), quelques vidéos sur YouTube et un groupe sur Facebook.
Les amateurs de beaux livres de photos noir/blanc ignorent parfois qu’il faut plusieurs couleurs pour faire du noir. Alors que nos écrans permettent d’afficher jusqu’à 256 niveaux de gris pour une photo en noir/blanc, une presse offset ne peut rendre qu’environ 50 niveaux de gris. Les photos reproduites avec cette seule couleur noire paraissent donc un peu grossières par rapport à l’original. Cette gamme de tons réduite ne laisse guère de choix à l’imprimeur : soit il privilégie de beaux noirs, soit il opte pour de beaux gris moyens ou encore de beaux blancs, chaque option se faisant au détriment des autres. Pour mieux rendre justice à l’infinité des tons de gris présents à l’origine, on a recours au procédé duotone (bichromie, en français).
L’astuce consiste à imprimer la photo en 2 couleurs, en répartissant judicieusement les niveaux de gris entre les 2 couleurs utilisées. La photo noir/blanc de départ est décomposée en 2 documents traités de manière différente :
• Pour le premier, on privilégie toutes les nuances des tons clairs en laissant les tons foncés peu différenciés. On imprime cette version avec une encre de couleur grise [1], généralement un gris « chaud ».
• Pour le deuxième, on ne garde que de légères nuances dans les tons clairs, alors que les tons foncés sont bien détaillés. Et c’est, bien sûr, la couleur noire qu’on imprime avec cette version.
On obtient ainsi une image avec une étendue de gris bien plus grande. Du fait de l’utilisation d’un gris teinté, il se produit de subtiles différences de couleurs entre les gris clairs et les gris foncés. Le passage en couleur grise permet de retrouver des gris très clairs, qui ne seraient pratiquement pas reproductibles en dessous de 10% avec du noir seul. Le chevauchement des 2 couleurs donne quant à lui, une belle densité aux tons sombres. Mais regardons un exemple... (on peut cliquer sur chaque photo pour l’agrandir dans un popup.)
- Ci-dessus, la photo originale en noir/blanc.
Je n’ai malheureusement pas réussi à simuler de façon crédible, une image en 50 niveaux de gris, telle qu’elle serait reproduite sur du papier. Cette image est donc mieux rendue, du point de vue du nombre de niveaux de gris, qu’elle le serait sur papier.
- Le document pour le gris.
Les tons clairs sont privilégiés. On garde la couleur dans les tons foncés pour « soutenir » le noir.
- Le document pour le noir.
Les tons foncés servent surtout à souligner les détails, même dans les tons relativement clairs. Il y a, quantitativement, moins de noir que sur le document original.
- La superposition des 2 documents précédents donne une photo en duotone.
(Comme dit plus haut, la différence n’est pas criante sur un écran. Mais si vous ne voyez pas de différences, réglez votre écran ou changez-le ;-)
- Le même duotone...
...passez la souris sur l’image pour comparer avec le document noir/blanc original.
Le mieux serait évidemment de (re)voir cela sur vos livres de photo. Par exemple, vous possédez sûrement des livres de la collection PhotoPoche•ActeSud. Les volumes imprimés en duotone y sont signalés en 4e de couverture. Vous constaterez que certains (probablement les plus anciens) ne sont pas en duotone. Comparez. Une manière de détecter le procédé est d’utiliser un compte-fil, ou une loupe à très fort grossissement, qui vous aident à distinguer les points de trame de 2 couleurs différentes. On peut évidemment étendre le procédé en réalisant des tritones et quadtones (trichromies et quadrichromies). C’est très raffiné, plus rare et ... plus cher ! De nombreux livres de photos noir/blanc sont réalisés en duotones. Le procédé s’applique aussi bien aux photos de provenance numérique qu’argentique (les argentiques sont de toute façon numérisées pour être imprimées).
On peut évidemment, pour d’autres besoins éditoriaux, réaliser des assemblages de couleurs plus « violents » dont les effets recherchés seront autres que d’augmenter le nombre de niveaux de gris.
Notes:
[1] La couleur du gris. Certains se demandent pourquoi on choisit généralement un gris chaud comme 2e couleur au lieu d’un gris neutre... Il existe bien une définition scientifique du gris neutre, mais celle-ci ne reste valable que dans des conditions précises d’éclairage. La couleur semble différente, dès que ces conditions changent. Ajoutez à cela les subjectivités de nos regards respectifs et vous comprendrez que la définition d’un gris neutre reste une gageure. Dès lors, puisqu’il faut faire des choix, c’est un gris chaud qui est souvent retenu, non seulement parce qu’il est plus flatteur pour l’oeil, mais surtout, parce qu’il correspond bien aux tons des tirages papier argentiques dont nous avons l’habitude.
Dans le cadre du Mois de la photo, la Galerie Vu et la Galerie Anatome se sont associées pour concevoir une exposition potentiellement exaltante : il s’agissait de croiser le regard de 80 photographes avec celui de 80 graphistes. Chaque graphiste se voyait attribuer, au hasard, une photo à laquelle se confronter. Le résultat est exposé sous forme d’affiches au format mondial.
Une photo peine à produire du sens quand elle n’est pas légendée. Ici, la règle du jeu autorisait bien plus qu’un simple texte de légende. Tout l’attirail des « visuels » pouvait être mis en oeuvre. C’est là tout l’intérêt de l’exercice et la mesure de ses ambitions.
Tout cela ne pouvait manquer d’intéresser le graphiste-illustrateur-photographiste-bidouilleur que je suis. Je n’ai pas été déçu... mais pas complètement surpris non plus ! (Etant fait du même bois qu’eux, je connais trop le fonctionnement des graphistes pour être réellement surpris.)
Dans cet exercice du binôme photographes/graphistes, c’est surtout aux deuxièmes que l’on s’intéresse : ils interviennent « après », ils ont le dernier mot. Les photographes sont le « prétexte » (ils précèdent le texte ;-) de l’intervention des graphistes. Les photographes, bien que ce soit à eux que revienne le geste créatif initial (sans photo, pas de photographisme), ne sont pas particulièrement à la fête... Sont-ils honorés qu’on intervienne pareillement sur leurs images ? Je n’en suis pas sûr... tout au plus, peut-on dire « ...qu’ils ont l’habitude ». Ce dont je suis sûr, par contre, c’est que peu de graphistes accepteraient qu’on leur impose le dixième de ce qu’eux mêmes font subir aux photographes sans pousser des cris d’orfraie ! Est-ce parce qu’ils s’en rendaient compte, que plusieurs des graphistes exposés se sont littéralement excusés d’intervenir sur les images ? (Habituellement ils ne font pas tant d’histoires ;-)
Si le graphiste a l’intelligence et le talent d’apporter une réelle plus value à la photo -qu’il en renforce le sens ou qu’il lui en donne un nouveau- il lui sera beaucoup pardonné. Mais que dire de ceux qui se sont contentés de faire joujou avec les images en faisant oeuvre de décorateur ou d’encadreur ? Ou de ceux qui, tels certains metteurs en scène, ont « surjoué » la pièce en multipliant les métaphores ?
Il est à noter que les conditions de l’exercice ont un aspect « irréel » dans la mesure où, habituellement, les problèmes ne se posent pas aux graphistes de cette manière. En effet, dans leur cahier des charges figure toujours -et c’est bien la moindre des choses- le sens à donner au messages qu’ils élaborent. Ici, ce n’était pas le cas, ils étaient libérés de cette contrainte. Pour une fois, on leur a demandé de donner leur point de vue et ça change tout !
Ci-après, 4 exemples tirés de ces 80 photographismes...
Bande de Gaza
- Bande de Gaza 2006
Loïc Le Loët, photographe, France. 21 x 29.7, graphistes, France. | © Galerie VU | Clic sur image pour voir +grand
Comment expliquer la douleur de ce père palestinien dont le fils a été torturé par des soldats israéliens ? Les problèmes territoriaux sont constitutifs du conflit israélo-palestinien. Les murs, les barbelés ou les check points sont autant de réalités douloureusement ressenties par les habitants. Leur représentation, sous forme de symboles cartographiques, suggère bien que tout le statut du territoire est planifié, géré, voulu, imposé. L’encerclement est manifeste. Une sourde violence se dégage de ces signes froids, opposés à la présence physique du père.
El tres de mayo
- Armée Shan, Birmanie, Thaïlande 2003
Olivier Pin-Fat, photographe, Grande-Bretagne. Alain Le Quernec, graphiste, France | © Galerie VU | Clic sur image pour voir +grand
El tres de mayo de Goya est une de ces icônes qu’on nous ressert à chaque fois qu’on voit un groupe de soldats. C’en est au point que plus aucun artiste visuel ne peut représenter des militaires sans qu’immédiatement on le prétende inspiré par Goya. Le plus souvent, ces allusions à
Goya ne sont qu’une vue de l’esprit et servent surtout à étaler la culture de celui qui prétend les voir. Peut-être est-ce pour régler une fois pour toutes le sort de ce cliché romantique, qu’Alain Le Quernec a volontairement forcé le trait ? En superposant ainsi les silhouettes de Goya à cette photo de soldats, il ne laisse place à aucune ambiguïté : les militaires c’est fait pour tuer. « C’est la vie ». On déchire le coupon selon les perforations et c’est fini.
Jean-Paul Sartre
- Voyage de Jean-Paul Sartre en Lituanie, 1965
Antanas Sutkus, photographe, Lituanie. Pierre Neumann, graphiste, Suisse | © Galerie VU | Clic sur image pour voir +grand
D’emblée, l’affiche de Pierre Neumann nous frappe par sa force visuelle pressante. Mais elle parle de quoi, au juste ? Je dois avouer que sans les explications de l’auteur, il m’est difficile d’y voir clair dans ce qu’il faut bien appeler un rébus. Voici donc en résumé, les explications de l’auteur. Dans la demi-partie du haut, une photo de camp de prisonniers de Guantanamo, « prise » sur internet. En bas à droite, la photo de J.-P. Sartre. Le tout argumenté par un jeu de mots phonétique (La Nausée, ouvrage de J.-P. Sartre). Le propos est de confronter, les réticences d’intellectuels occidentaux à admettre les exactions US en Irak et celles de Sartre à accepter les exactions du Stalinisme. Voilà qui est plus clair. Et il est vrai que vu comme cela, ça fonctionne assez bien. Bien qu’archivu -et quelques fois par défaut technique- le truc de l’image pixellisée agit toujours fortement, en évoquant confusément le floutage TV, l’image volée, la violence, l’urgence, l’internet, la modernité... La puissante signalétique du X marque le rejet, la négation. Mais quelle négation ? Celle propre aux intellectuels mis en cause ou la nôtre vis à vis de ce phénomène ? Sommes-nous en présence d’une (sorte d’) illustration ou d’une affiche ? S’il sagit d’une illustration (accompagnant un texte) je n’ai rien à redire, car elle apporte une vision enrichissante à travers la réflexion qu’elle suscite. Si c’est une affiche, je suis plus réservé, car son décodage est bien trop laborieux. Peut-être est-ce un OVNI (Objet Visuel Non Identifié) ?
Chili
- Manifestants molestés par les forces spéciales de la police au Chili en 1985
Juan Carlos Caceres, photographe, Chili. Rodrigo Gomez, commissaire, Chili. Uwe Loesch, graphiste, Allemagne | © Galerie VU | Clic sur image pour voir +grand
Un grand chaos nous submerge à la première vision de cette affiche. Puis peu à peu, mais jamais complètement, notre oeil parvient à en discriminer les éléments qui s’opposent en un jeu de violentes transitions entre positif et négatif. Cette parfaite métaphore du bien et du mal, de l’ordre et du chaos, de la rigidité et de la douceur nous fait ressentir toute l’horreur de la scène. La typographie peut sembler envahissante, mais elle préserve soigneusement des éléments déterminants pour la lecture de l’image (les têtes des 2 protagonistes de la photo du haut). Certains détails sont mis en valeur (une main, une matraque, une jambe qui semble passer devant le C, en bas). Finalement, cette utilisation du positif et du négatif est aussi une évocation de l’univers de la photographie (argentique). Quel plus bel hommage pouvait-on rendre à la photo ?
L’exposition est à voir simultanément à la Galerie VU et à la Galerie Anatome (à Paris, France) jusqu’au 6 janvier 2007. La direction artistique est due à Marie-Anne Couvreu et Christian Caujolle. La muséographie est très convaincante car, en plus des affiches en grand format, elle nous donne à voir de belle manière les photos originales ainsi que les commentaires des auteurs. La revue amaniman (Filigranes Editions) a publié un hors série rassemblant tous ces travaux et leurs commentaires, que l’on peut commander. Merci à la Galerie VU qui m’a autorisé à reproduire les images de ce billet.