Ces dernières années, on a beaucoup parlé des droits d’auteur sur la musique (téléchargements). Cela peut s’expliquer, en partie, par l’énormité des marchés concernés et leur concentration aux mains de quelques très grosses sociétés, puissantes et pas prêtes à céder leurs intérêts (les majors). Les droits sur les images représentent globalement d’assez grands intérêts aussi, mais ils sont très épars. Souvent ils sont gérés par les créateurs eux-mêmes (pas très doués en la matière) ou se répartissent en petites entités disparates ayant du mal à se faire entendre, ce qui les rend vulnérables. D’une part, les nouvelles technologies induisent de nouveaux usages qui ne tiennent pas grand compte du droit existant. D’autre part - et ce, depuis bien plus longtemps - des groupes d’intérêts, principalement éditoriaux, tentent toujours d’affaiblir le droit d’auteur. Quelques faits récents ajoutent des pièces à ce dossier et exigent même qu’on s’inquiète.
Petit compte rendu d’une décision de justice repris aussi par quelques sites francophones, dont celui-ci, d’où je tire la traduction suivante : « Google vient successivement de perdre deux procès en Allemagne pour son outil de recherche d’images en ligne. Le premier concerne le photographe allemand Michael Bernhard qui reprochait au moteur le fait que l’on retrouve une de ses photos sous copyright sur l’outil de Google. Thomas Horn, détenteur des droits de certains comics, faisait des reproches identiques au moteur américain. »
Bonne nouvelle serait-on tenté de dire, si l’on est un défenseur intégriste du droit d’auteur ! Mais ce serait aller un peu vite en besogne, car il est sûr que Google usera de toutes ses forces pour recourir contre cette décision, c’est son essence même qui est en jeu. Et il aura l’écrasante majorité des internautes avec lui. Tout cela n’a pas échappé à Marin Dacos - La Feuille - qui pose quelques bonnes questions et qui conclut par : « Et si la question n’était pas juridique ? »
Il s’agit ici du droit de citation,
qui est une sorte d’« exception permissive » à l’intérieur du droit d’auteur, prévue par les lois de la plupart des pays connaissant le droit d’auteur. Si tout le monde est à peu près d’accord sur la notion de citation textuelle, il n’en va pas de même pour les citations d’images. Comment citer des images ? Dans quel contexte peut-on citer des images ? Les citer en petit format ? Bien qu’imparfaite, l’idée parait séduisante et l’analogie avec la citation textuelle semble justement proportionnée, mais tous les pays ni tous les détenteurs de droits ne s’y résolvent. Les chercheurs du domaine de l’image réclament un droit de citation pour leurs publications scientifiques. Mais les journalistes faisant oeuvre de critique d’images, ne devraient-ils pas disposer de ces mêmes droits de citation ? Et les blogueurs qui parlent des images ? ;-)
Google, en tant que site d’indexation, s’est « arrangé » avec ce droit de citation, tant pour le texte que pour les images. Certes, le droit américain est plus permissif (fair use) et permet probablement les pratiques de Google. De fait, c’est donc le droit américain qui régit ces pratiques dans toutes les parties du monde où l’on reçoit Google ! [1] Et les internautes, vous, moi, en redemandent... preuve en soit, cet article qui (relatant la décision de justice dont je parle au début de mon billet) commence très fort en affirmant : « Encore un bel exemple du progrès frustré par le droit d’auteur. » Cette affirmation, un tantinet réductrice (ainsi que les commentaires qui suivent l’article), donne un ton qui est, qu’on le veuille ou non, très représentatif du courant dominant chez l’internaute Lambda. [2] La pratique de la citation est en voie de généralisation sur les blogs et sur tous les sites dits « non commerciaux » et cela, en parfaite connaissance de son caractère illégal. On peut être sûr que, sous diverses pressions et à cause de la difficulté des poursuites - trop de cas, pour des montants trop faibles - ce droit de citation va s’établir progressivement partout. De leur côté, les « institutionnels » ou les « commerçants » scrupuleux, pour qui il n’est pas possible de se mettre hors la loi, feront tout pour faire amender ce droit.
Voilà sommairement, pour le droit de citation des images. Mais ce qui advient dans ce contexte, presque marginal du droit d’auteur, n’est pour moi qu’un laboratoire de ce qui arrive au droit d’auteur des images dans son ensemble...
Diverses pratiques, observées massivement sur internet,
entrainent une disqualification progressive de ce droit d’auteur. Il n’échappe à personne que le « pompage » d’images y est généralisé. La mise en place des règles des Creative Commons n’est rien d’autre que la (tentative de) mise à niveau du droit. Elle a le grand mérite de prôner une séparation claire des utilisations commerciales et non commerciales et de rendre attentif à l’obligation de la mention de l’auteur. C’est déjà çà et on peut regretter que cette approche ne soit pas mieux comprise et utilisée, tant par les amateurs que par les professionnels.
• Les sites qui comme Youtube ou Flickr proposent des images ou des vidéos embedded, c’est-à-dire des contenus qu’on a le droit de relayer directement depuis son site aussi simplement qu’on le ferait avec la photo de son chat, contribuent (même si ce n’est pas leur but) à jeter de la confusion sur les notions de droit d’auteur. Certains utilisateurs ne saisissent pas complètement la différence entre l’embedding et l’appropriation pure et simple d’images « trouvées » sur le net.
• De nombreuses institutions publiques principalement anglo-saxones [3]
ont déjà mis leurs collections de photos en ligne, souvent en libre accès (sous Commons). On ne peut évidemment que s’en réjouir. Mais bientôt, le public ne va plus comprendre pourquoi ces photos-là sont libres, alors que d’autres ne le sont pas et que d’autres encore le sont sous certaines conditions.
• Je ne reviendrai pas ici sur les droits liés à la musique (dont il a été largement traité ailleurs) si ce n’est pour relever qu’en la matière, le public est au moins d’accord sur le fait que la musique est le fruit d’un travail créatif qui n’est pas à la portée du premier venu et qui mérite d’être rétribué d’une manière ou d’une autre. Ce n’est plus la même chose pour la photographie, car, avec la formidable extension de la photo numérique on assiste à une banalisation extrême du geste photographique. Il est devenu tellement facile aujourd’hui d’obtenir une photo à peu près correcte et immédiatement exploitable, que beaucoup se demandent pourquoi on paierait encore quelqu’un pour le faire (ou l’avoir fait). On assiste à un grand paradoxe : d’un côté, la photo créative n’a jamais été aussi trendy (reconnaissance, prix, expositions, marché, galeries, etc), alors que dans les pratiques de tous les jours (utilitaires, pourrait-on dire) l’usage de la photo est devenu trivial. Il y a donc d’un côté, les « belles photos » que l’on respecte, et de l’autre, toutes les photos « normales » dont tout le monde peut disposer à sa guise. Bien évidemment, chacun fait valser les photos d’une catégorie à l’autre au gré de ses aspirations (arbitraires) ou de ses besoins momentanés.
Cette perception confusionnelle du statut des photos est relativement nouvelle. Elle est bien sûr très marquée sur internet, mais elle tend à s’étendre à d’autres sphères. L’affaiblissement des positions des détenteurs de droits qui en résulte n’a pas échappé à certains milieux ultralibéraux qui bataillent depuis toujours pour une dérèglementation du droit d’auteur à leur profit. Leur dernière grosse (grossière ?) attaque envers le droit d’auteur des images est arrivée des États-Unis vers le mois d’avril de cette année. Elle a fait l’objet de plusieurs alertes sur internet (en partie relatées sur ce blog). C’est l’affaire des oeuvres orphelines.
Une oeuvre orpheline
est une oeuvre protégée par le copyright, dont il est difficile, voire impossible de déterminer le détenteur des droits. Jusqu’à aujourd’hui, en conformité avec la Convention de Berne, toute oeuvre (...) est automatiquement protégée, du moment qu’elle existe (je simplifie). Ce principe rend l’usage d’oeuvres orphelines assez difficile, car il faut effectuer d’intenses recherches, pour au final, ne pas toujours trouver les ayants droit. Si l’image est déclarée orpheline, l’éditeur n’est pourtant pas à l’abri de surprises quand un ayant droit se déclare soudain. Le problème est peut-être bien réel, mais on perçoit immédiatement que la solution proposée poursuit des buts bien différents... Le projet de loi présenté au sénat américain propose de créer des bases de données d’images (payantes) dans lesquelles toutes les oeuvres protégées devront être inscrites pour être légalement protégées ! Je vous la redis pour que ce soit bien clair : Toutes les oeuvres non déclarées, quelle que soit leur provenance (le monde entier), pourront être utilisées sans copyright sur le sol américain ! Cela a créé une forte mobilisation de toutes les associations concernées aux États-Unis. Il semble qu’en Europe, on ne se sente que modérément touché... Pour beaucoup de photographes, le marché américain n’est pas une préoccupation. Mais ils changeront peut-être d’avis quand des éditeurs européens auront délocalisé leurs activités sur le sol américain... ou quand les grandes agences de pub feront travailler leur maison mère américaine avec des images « trouvées » en Europe !
Le Sénat américain ne s’occupe pas que des soubresauts de l’économie, le 26 septembre il a admis cette loi sans opposition ! Elle devrait bientôt être présentée à la Chambre des Représentants puis au Congrès. L’entrée en vigueur pour les oeuvres graphiques et photographiques est prévue pour le 1.1.2013. Le minimum serait certes de pétitionner - pétition ouverte au monde entier en ligne ici. Mais je pense qu’aujourd’hui, il est plus urgent et utile d’actionner des leviers politiques, en soulignant que cette loi, si elle est finalement adoptée, non seulement violerait les conventions internationales, mais affaiblirait considérablement le statut des créatifs du monde entier. Pour info : les 2 plus grandes banques d’images, Corbis et Getty, sont favorables à cette loi.
Si vous pensez que le phénomène des oeuvres orphelines et la tenue d’un registre des oeuvres à protéger est marginal, détrompez-vous. Olivier Ertzscheid, sur affordance.fr nous raconte combien Google a bataillé (et payé, finalement pas cher au regard des bénéfices attendus) pour pouvoir devenir à la fois le plus grand bibliothécaire et le plus grand libraire du monde ! Mais les livres, ce n’est qu’une étape. Le prochain objectif de Google, ce sont les films et la musique. Pensez-vous que les images (qui ne bougent même pas !) vont peser lourd dans cette bataille, si même le Congrès américain prépare le terrain à Google ?
Liens utiles :
Dont certains déjà cités plus haut
• Droit de citation
Pour un droit à la critique des images - ARHV - 24.09.2007
La publication scientifique en ligne face aux lacunes du droit français - ARHV - 22.08.2008
• Oeuvres orphelines
Dossier : Orphan Work Bill - bulb - 07.06.2008
Nous voulons vos photos - Edito de Photographie.com - 09.10.2008
Main basse sur les images orphelines - Bon article de Télérama que je viens de trouver et qui vous confirmera que je ne vous raconte pas des salades ;-)
A Million People Against the Orphan Works Bill - Pétition en ligne ouverte à tout le monde
Orphan Works Opposition Headquarters - Un des sites des opposants - La pétition qu’on y trouve ne convient pas aux extrazétazuniens. Par contre on peut y inscrire des Associations de tous pays !
Illustrators’ Partnership Orphan Works Blog - Autre site d’opposants - avec une lettre type pour artistes internationaux
• Documents droit d’auteur
Loi fédérale sur le droit d’auteur et les droits voisins - La révision partielle du droit d’auteur est entrée en vigueur le 01.07.2008
Page suisse de Creative Commons
Page française de Creative Commons
Page dédiée au droit d’auteur de Photoreporters - Swiss Press Photogaphers
Notes:
[1] Avec quelques exceptions douloureuses dans certains pays dictatoriaux.
[2] L’internaute Lambda est celui qui est habitué à recevoir tout gratuitement, sans s’être jamais posé de vraies questions sur les coûts réels des choses, fussent-elles immatérielles. S’il peut être occasionnellement producteur de contenus de valeur, il ne l’est pas professionnellement. Il est, en général, incapable de mesurer l’investissement intellectuel et matériel que requièrent certains des biens qu’il consomme. Il n’a entendu parler de droits d’auteur pour la première fois que récemment, à l’occasion d’une quelconque histoire de musiques téléchargées sur internet. Ce n’est pas un mauvais bougre, plutôt sympa, mais sûr de lui, il est pour le progrès, contre la guerre, contre le cancer, etc. Et il est très « nombreux »... puisque nous avons tous en nous un peu d’internaute Lambda.
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