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Le cas de Carl Just dont on a parlé récemment en Suisse m’a interpellé et j’ai voulu en savoir plus. J’ai abordé plusieurs fois le photojournalisme de guerre dans ce blog et le fait que Carl Just ne soit pas photographe ne change pas grand-chose au fond.


Carl Just (52 ans) a été reporter de guerre pendant plus de 25 ans pour le compte de titres tels que Stern, Schweizer Illustrierte, Blick, etc. Ce grand reporter a ainsi suivi de très près les guerres, massacres et autres génocides qui ont ensanglanté le monde. Il a assisté aux guerres Iran-Irak dans les années 80, aux 2 guerres du golf et aux guerres de l’ex-Yougoslavie. Il a couvert les conflits libanais et israélo-palestiniens. En 2002, il reçoit le prix Ringier pour des « performances journalistiques exemplaires ». 2 ans plus tard, il est brisé, il souffre de stress post-traumatique. En juillet 2007 il est licencié par son employeur, le groupe Ringier [1]. Estimant que son employeur n’a pas reconnu sa maladie et que celle-ci était imputable à son travail, il se tourne vers le tribunal des prud’hommes. Lors du procès, le 4 septembre 2008, les avocats des 2 parties ont convenu d’un dédommagement dont le montant n’a pas été communiqué. [2] L’avocat de Carl Just a déclaré que cette transaction n’avait pourtant pas force de loi.

Le Post-Traumatic Stress Disorder (PTSD)

ou état de stress post-traumatique (ESPT), est une affection qui est bien connue dans les pays ayant une armée en guerre. Sa réalité est vieille comme le monde, mais son étude et sa reconnaissance sociale sont plutôt récentes. De la part des autorités, cette reconnaissance est souvent difficile, surtout pour des motifs de propagande négative qu’on peut aisément imaginer mais aussi pour de simples raisons pécuniaires. Le public est cependant sensibilisé aux problèmes des retours de guerre depuis celle du Viet Nam qui a engendré bon nombre de films qui rompaient avec une tradition du film patriotique hollywoodien. Ces films abordent de différentes manières les problèmes soulevés par le PTSD, que celui-ci survienne pendant les combats ou au retour de guerre. Le cinéma ayant joué un rôle majeur dans la reconnaissance de ces troubles, je m’en remets à un texte consacré au cinéma [3] pour citer une définition du PTSD :
« ... Le PTSD est défini comme une névrose de guerre chronique attenante à toutes les misères et horreurs subies pendant les hostilités ou à l’effroi éprouvé lors d’un évènement unique, tel que combat rapproché, embuscade, bombardement, arrestation, déportation, torture. La névrose se déclenche après un temps de latence qui peut aller de plusieurs mois à quelques années et se traduit par des souvenirs obsédants, des visions hallucinées, des cauchemars, des accès d’angoisse ou d’irritabilité, un sentiment d’insécurité permanent, une peur phobique de tout ce qui rappelle la guerre ou la violence, l’impression d’être incompris, une forte lassitude, ainsi qu’une tendance au repli sur soi dans d’amères ruminations. Si auparavant les médecins mettaient ces symptômes sur le compte de la dépression, l’apparition croissante des séquelles tardives des vétérans du Vietnam entre 1975 et 1980 attirèrent l’attention des professionnels de la santé mentale, de l’administration des vétérans et des pouvoirs publics. Au lieu de prescrire aux vétérans des antidépresseurs qui ne font qu’écrêter les symptômes sans résoudre la cause du mal, on a pu mettre en place un accompagnement psychiatrique adapté. On utilise par exemple "la propre parole du patient (verbalisation cathartique) pour lui faire prendre son indicible trauma à son compte, lui qui, ancré dans son statut de victime, n’en voulait rien savoir"... »
Voilà pour les soldats.

Ce qu’on sait moins, c’est que les journalistes

confrontés aux mêmes horreurs peuvent développer les mêmes traumatismes. [4] S’ils sont journalistes de guerre et donc exposés de manière répétée, les risques sont évidemment plus marqués. Selon une synthèse de différentes études présentée par le Dart Center [5] :
- Seuls 5.9% de photojournalistes exposés à des événements tragiques présentent des risques de développer un PTSD. Ils sont 4.9% dans la presse écrite.
- S’agissant de reporters de guerre, les risques pour le PTSD se montent à 28%, les risques de dépression à 21% et les risques liés à l’alcool et aux autres drogues à 14%. Sources et page complète ici. Une autre étude a par ailleurs montré que les journalistes de guerre « embedded » présentaient les mêmes taux de risques de développer un PTSD que les autres.

Les problèmes liés au PTSD des journalistes sont peu pris en compte de ce côté de l’Atlantique. Carl Just déclarait dans une interview télévisée (v. plus bas) : « J’ai eu la malchance de tomber - dans cette Suisse pacifique - sur un éditeur relativement petit, d’un point de vue international, et d’incarner le premier cas (ndlr : de PTSD). Je dois assumer cela. Je le fais... Comme si je n’avais pas déjà assez fait la guerre ! »

Les Américains sont des pionniers en la matière, normal, ils sont aussi les plus belliqueux ! [6] On y trouve bien sûr de nombreux organismes (privés, associatifs, charitables et même gouvernementaux) s’occupant des soldats de retour de guerre. Depuis le début des années 90, les reporters de guerre y bénéficient de structures spécifiques. Les grands groupes de presse d’outre-Atlantique en sont partie prenante et ont mis en place des procédures de diagnostic pour les journalistes exposés ou l’ayant été. D’autres mettent sur pied des cours préventifs pour apprendre à gérer des situations de grand danger. Les photographes (et cameramen) de guerre sont plus exposés que d’autres journalistes de guerre, car ils sont obligés de travailler très près des dangers. Et le Dr Feinstein [7] de rappeler le mot de Capa : « Si vos photos ne sont pas assez bonnes, c’est que vous n’étiez pas assez près. »

Dans une interview

réalisée par le Tages Anzeiger [8], Carl Just nous raconte sa vie actuelle, retiré à la campagne, loin du fracas du monde. Il détaille quelques cauchemars post-traumatiques qui le font replonger régulièrement, puis il nous parle métier. Extraits...
« – Pourquoi êtes-vous devenu reporter de guerre ?
– Quand j’étais jeune homme, j’étais persuadé qu’il suffirait que j’écrive 4 articles contre Le Mal pour que le monde devienne meilleur. J’étais politiquement très à gauche. Plus à ma gauche, il n’y avait guère que le mur de Berlin. À l’époque, certains films qui honoraient les reporters de guerre étaient populaires : par exemple, « Under Fire » avec Nick Nolte. C’est cet amalgame qui m’a fait devenir reporter de guerre. Quand, de retour du front, je rentrais à la maison ou au bar de l’hôtel, j’étais un héros pour les gens : quand je racontais, ils étaient suspendus à mes lèvres. Et les plus belles femmes étaient à mes pieds. C’est ainsi qu’on devient un macho.
– Étiez-vous devenu accro à ce style de vie ?
– (...) L’adrénaline provoque-t-elle une dépendance ? Probablement oui. En tant que reporter de guerre, tu finis par devenir arrogant et présomptueux : parfois quand je me trouvais en Suisse, je disais aux gens : « Que sais-tu donc des vrais problèmes de ce monde, la Suisse est tellement ennuyeuse ». Tu te mets alors en quête d’un « shoot » d’adrénaline et tu repars dans une région en guerre.
...
– On reproche aux reporters de guerre de se laisser embrigader par les parties et de témoigner unilatéralement. Étiez-vous un journaliste « embedded » ?
– L’opinion est fabriquée loin du théâtre des opérations. Les rédacteurs en chef dînent avec des politiciens importants et décident ensemble qui est le gentil et qui est le méchant. De retour à la rédaction après un reportage, mon chef me racontait ce qu’il en était de la situation sur place, là d’où je revenais. Ils construisaient l’histoire que je devais raconter. Longtemps je n’ai pas remarqué que j’étais manipulé par la rédaction. En même temps, ils me célébraient comme leur envoyé spécial (Mann vor Ort). »

La veille de son procès, la TV Suisse alémanique a diffusé une interview de Carl Just que l’on peut voir ici. - Scrollez la page jusqu’à : Kriegsreporter gegen Ringier : Prozess wegen Kündigung. (Les réponses de l’interviewé sont en dialecte suisse allemand, une langue hors de portée des non-initiés ;-)

Pour Carl Just, dans ce procès il en allait de sa réhabilitation

et de ce point de vue, il est relativement satisfait. Mais le plus important pour lui était de lancer ce thème du PTSD. On a ainsi pu apprendre à quels risques les journalistes en terrain de guerre pouvaient s’exposer en plus des dangers physiques immédiats.

C’est un début. Le procès ne fera pas jurisprudence. D’après ce qu’on peut constater en lançant quelques recherches sur internet, en Europe, le sujet du PTSD des journalistes reste très confidentiel, cantonné à quelques publications scientifiques s’adressant à des chercheurs. (Mais c’est bien volontiers que je publierai un démenti à cette affirmation ;-)

Notes:

[1] Ringier (Blick, Schweizer Illustrierte) est le plus grand éditeur de presse suisse. (Edipresse est le 2e, alors que Tamedia, éditeur du Tages Anzeiger est le 3e.)

[2] Carl Just réclamait 200’000 francs suisses.

[3] Il était une fois le cinéma - Les traumatismes psychiques de guerre dans les films américains de 1975 à 1980 : vers une reconnaissance sociale des vétérans du Vietnam - Article de Rémi Forte

[4] Des catégories de personnes de la vie civile sont évidemment concernées aussi : victimes ou témoins de prises d’otages, d’accidents, de catastrophes naturelles, d’attentats, de viols et de toutes formes de violence.

[5] Le Dart Center est un réseau de journalistes, formateurs de journalistes et professionnels de la santé s’occupant de tous les aspects de la couverture médiatique d’évènements tragiques. Il s’inquiète aussi de l’impact qu’ils peuvent avoir sur les journalistes qui couvrent ce type d’événements.

[6] J’aimerais trouver une étude qui recenserait les jours ou ce pays n’est pas en train de guerroyer quelque part !

[7] The War Inside - article en anglais sur les travaux du Dr Feinstein. Le Dr Anthony Feinstein est un spécialiste du PTSD, qui préside un site internet - sponsorisé par CNN - que les journalistes peuvent utiliser pour une auto-évaluation de leurs risques de présenter des syndromes en rapport avec le PTSD.

[8] Tages Anzeiger - Schweizer Starreporter : Immer wieder den Krieg im Kopf - Interview Dario Venutti. Aktualisiert am 11.11.2008

Béat Brüsch, le 17 novembre 2008 à 23.34 h
Rubrique: A propos d’images
Mots-clés: guerre , photojournalisme , société
2 commentaires
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    1

    Merci pour cet article intéressant et bien documenté. On se demande en effet souvent si le photographe a le même effroi que la personne qu’il prend en photo au moment même où il appui sur le déclencheur...

    Envoyé par claire, le 18.11.2008 à 16.50 h
    2

    Oui, merci. Je n’ai pas souvenir d’avoir entendu parler de son cas en France. En revanche, je me souvenais bien de son prix.

    Amis germanophones, ne vous laissez pas rebuter par l’annonce du "dialekt". Il y a deux grandes séquences où C. Just commente en off et en allemand (d’accord, avec accent...)

    Enfin, on ne peut que lui souhaiter que le paysage de carte postale qu’on entrevoit ait sur lui les mêmes effets bienfaisants que sur Claire, l’amie de Heidi.

    Envoyé par Simplicissimus, le 20.11.2008 à 13.17 h