Mots d'images

expositions et autres occasions de voir des images dans la vraie vie


On ne peut rester indifférent aux portraits d’enfants de Loretta Lux. Loin des conventions du genre, reposant sur la tendresse et la joliesse, ses images inquiètent. Il s’en dégage une mélancolie froide qui bouscule nos attentes. Les enfants ont le teint blême. Leur regard est ailleurs. Ils ne sont ni gais ni tristes. Trop sages. Leurs habits d’un autre âge sont comme empesés. Leur tête ou leurs yeux légèrement agrandis semblent disproportionnés. Leurs corps sont littéralement posés dans des décors inhabités et trop grands pour eux.
Au-delà de leurs oripeaux et par leur singularité, ces enfants nous touchent. Leur représentation presque désincarnée nous les fait percevoir comme des métaphores ingénues d’un paradis perdu. Mais c’est bien à nous que s’adresse leur regard. Il nous questionne. Peut-être juste un peu plus gravement que les vrais enfants...


Loretta Lux a une formation de peintre et le revendique. Ses subtiles références à la peinture (en particulier celle de la renaissance) en témoignent. Même si elle utilise parfois des paysages peints en guise de décors, sa démarche s’inscrit pleinement dans une mouvance qui intègre et tire parti des outils numériques. Pour moi, les techniques ne sont pas anodines et contribuent à façonner la vision. Si ces enfants étaient représentés en peinture, ils ne nous toucheraient pas avec la même force. Mais, un peu comme pour désamorcer cet indice de « vérité », l’utilisation des procédés numériques est immédiatement soulignée pour en montrer les limites. Les silhouettes des enfants sont découpées de façon trop nette pour se fondre naturellement dans leur environnement. Les textures des divers éléments entrant dans la composition sont laissées dans leurs dissemblances d’origine. Les éléments rapportés dans le décor ne provoquent que peu ou pas d’ombres (ce qui les intègre mal). Quand on voit, par ailleurs, la virtuosité de Loretta Lux, on ne peut qu’en déduire que ces « imperfections » sont voulues. Ces artifices de montage, qui ne sont pas totalement gommés, contribuent à créer une atmosphère particulière où l’irréel le dispute à l’objectivité. Un peu comme au théâtre, lorsque vibrent les sentiments en même temps qu’on voit les ficelles du décor.


Ces détails de facture sont invisibles dans la version grossière que nous offrent les petites images diffusables sur internet. Comme toujours, rien ne vaut une visite dans les musées et les galeries (ou la consultation de livres d’art bien réalisés).
Le musée de l’Élysée à Lausanne (Suisse) présente une exposition très étendue des oeuvres de Loretta Lux (jusqu’au 4 novembre) (lien cassé). La muséographie est particulièrement soignée. L’accrochage, très sage, sur des murs aux tons pastel, respecte l’esprit méticuleux des oeuvres. Loretta Lux est née en 1969 à Dresde, en Ex-Allemagne de l’Est. Elle a 20 ans quand elle part étudier la peinture à Munich, juste avant la chute du mur de Berlin. Depuis, elle a reçu de multiples récompenses internationales et ses oeuvres sont visibles dans de nombreux musées. Depuis 2003 elle est représentée par la galerie Yossi Milo à New York. Le site de Loretta Lux est à visiter pour avoir une vue d’ensemble et pour apprécier la cohérence de sa démarche.

Béat Brüsch, le 23 octobre 2007 à 11.25 h
Mots-clés: musée , métaphore , peinture , photomontage
Commentaires: 1
Images vues à Visa 2007

Le destin d’Ahmad Masood était de devenir photographe de presse, mais il était loin de s’en douter. En 2001, l’Afghanistan est aux mains des taliban. L’Alliance du Nord, constituée de plusieurs groupes armés, s’est retirée dans le nord du pays par manque de moyens militaires. Mais tout change après l’attentat du 11 septembre, quand les États-Unis décident de soutenir massivement l’Alliance du Nord. Ahmad Masood a alors 21 ans et vit dans la vallée du Panchir, leur point de ravitaillement. Parlant parfaitement l’anglais (qu’il a appris seul) il propose ses services aux journalistes étrangers arrivant sur les lieux pour couvrir ce nouvel épisode guerrier. Il devient rapidement un « fixeur » efficace et apprécié, tant pour son entregent que pour sa connaissance de la culture afghane. Il mène les journalistes de Reuters dans tout le pays. Un jour, il doit se rendre à Mazar-i-Sharif pour un article et n’a pas de photographe sous la main. Il emporte un petit appareil numérique et réalise lui-même les photos. On découvre alors –et lui y compris !– son talent pour le photojournalisme. Il apprend le métier auprès des photographes de passage et devient rapidement le pilier de l’agence Reuters à Kaboul. Si vous saisissez son nom dans Google/image, vous verrez les images des actualités afghanes qu’il fournit à son agence. Mais ce n’est pas ces photos-là qu’il nous présentait à Visa. Masood poursuit une oeuvre parallèle dans laquelle il porte un regard attentionné, confiant, enjoué et presque optimiste à son pays. Il nous montre la beauté d’un peuple bien vivant, malgré les tensions qui le déchirent. À côté des dures réalités que nous voyons habituellement de cette contrée, ses images, presque apaisées, n’ont pas de prix. Et je me demande pourquoi cette vision en contrepoint ne fait pas plus souvent partie du travail des photographes de guerre ? Peut-être que ce n’est pas ce qu’attendent les médias de la part d’un photoreporter en zone de conflits... Dans le travail de Masood, on remarque beaucoup de photos de femmes en burka. (C’est le cas aussi chez d’autres photographes, vus à Perpignan, comme Véronique de Viguerie.) La beauté visuelle de ce vêtement, mêlée à l’horreur idéologique qu’il représente pour les occidentaux, ne lasse pas de fasciner les photographes. Ces drapés de princesse déployés sur un fond de brutalité produisent un contraste saisissant. Loin de m’en plaindre, je me réjouis au contraire, que la condition des femmes de ce pays puisse ainsi accéder (un peu) à une visibilité qu’elle n’obtiendrait peut-être pas autrement. Je n’ai pas retrouvé l’ensemble des photos de cette exposition sur un livre ou sur une galerie en ligne. Il nous faudra un peu de patience... Masood est encore jeune et son ascension est rapide. Trop rapide pour qu’un éditeur ne remarque son talent ? À suivre...

Béat Brüsch, le 9 octobre 2007 à 12.45 h
Mots-clés: guerre , photographe
Commentaires: 0
Tribulations d’un simple visiteur

Le festival Visa pour l’Image, qui rassemble chaque année le monde du photojournalisme, s’est tenu du 1er au 16 septembre à Perpignan. En plus de nombreux colloques et rencontres diverses, il y avait une trentaine d’expositions (ainsi qu’un festival off que je n’ai découvert, sur internet, qu’après mon retour !). Je m’y suis rendu en simple visiteur, et ceci pour la première fois. Je ne suis pas impliqué professionnellement dans le photojournalisme, mais je porte un intérêt soutenu à cette activité et à ses problématiques. En plus des aspects strictement photographiques, c’est tout autant la dimension citoyenne qui me touche. Et sur ce dernier aspect, j’ai été servi : on a rarement l’occasion de voir un tel concentré (quantitatif, géographique, temporel) des misères humaines et des bassesses, tout aussi humaines, qui les causent ! Je précise qu’il ne s’agit pas d’une critique négative et que cela ne doit en aucun cas vous retenir d’y aller l’année prochaine. Bien au contraire. La visite des expositions est assez éprouvante pour le moral. Il y a des images très dures et d’autres, quand la violence est visible au premier degré, vraiment insoutenables. Certaines me poursuivront toute ma vie. Mais (au risque de me répéter) il faut absolument continuer à réaliser, diffuser et regarder ces témoignages. Il y a une grande tradition de la photo de guerre en noir/blanc qui, dans certains cas, « adoucit » les brutalités, en particulier la couleur du sang, qui n’a pas le même impact lorsqu’il se présente dans des niveaux de gris plutôt qu’en couleurs. Aujourd’hui, de plus en plus de reporters de guerre adoptent la couleur pour des tas de raisons, ne serait-ce que pour se « mesurer » à la télévision. C’est « de bonne guerre », si j’ose dire ;-) Mais j’ai toujours beaucoup d’admiration pour les photographes qui présentent des reportages en noir/blanc : cela reste pour moi une façon (non exclusive) de porter un regard plus concentré sur l’essentiel, car débarassé de sensationnalisme ou de détails qui détournent l’attention.
Bien plus qu’ailleurs, les photos présentées à Perpignan, sont très dépendantes de leurs légendes. Certaines images, quelques fois sous des dehors paisibles, prennent une dimension vertigineuse après la lecture du texte d’accompagnement. (D’ailleurs, avez-vous déjà essayé de comprendre les images de la rubrique « No Comment » sur Euronews ? Cela peut se révéler un jeu intéressant à pratiquer en famille !) Tout en essayant de ne pas enfoncer des portes ouvertes sur les relations texte/image... je dois dire que j’ai été frappé par le fait qu’à Visa pour l’Image, on passe souvent plus de temps à lire des légendes qu’à voir les photos qui s’y rapportent. Cela a une conséquence : les textes sont tellement prenants qu’on n’a presque plus le loisir de s’attarder sur les propriétés intrinsèques des photos. Même si celles-ci ont de véritables qualités esthétiques, l’information brute qu’elles contribuent à véhiculer mobilise toute l’attention. Cela atténue quelque peu le souci qu’évoquent certains (dont moi-même) que l’esthétisation de photos de guerre ne se fasse au détriment de la détresse qui y est évoquée. Mais tout n’est pas tout noir. Il y a heureusement des lueurs d’espoir bienvenues dans ce parcours. Par exemple, pour illustrer ce billet, j’ai trouvé amusant de juxtaposer 2 photos vues à Perpignan : un sujet semblable traité par 2 photographes différents, l’afghan Ahmad Masood et le russe Sergey Maximishin. Je reviendrai prochainement à ces deux-là... Je vous passe les détails des prix qui ont été décernés à Perpignan et qui ont déjà été relatés par de nombreux sites et journaux. Vous en apprendrez plus sur le site officiel de Visa pour l’Image (lien cassé). Mais, ce dernier n’étant pas un modèle d’ergonomie et de navigation, je vous recommande plutôt catacult.net, qui est bien plus convivial et plus complet. (Si non, essayez les moteurs de recherche... vous y retrouverez à des dizaines d’exemplaires, les sites qui copient/collent à la virgule près, tous les communiqués du programme officiel ;-)

Béat Brüsch, le 19 septembre 2007 à 22.45 h
Mots-clés: guerre , photographe , photojournalisme
Commentaires: 0
Un instant de calme dans un monde de brutes.

Je viens de voir l’exposition Une ligne subtile consacrée au photographe japonais Shoji Ueda, au Musée de l’Elysée (Lien cassé). Ueda nous fait pénétrer dans un monde qui peut nous sembler étrange aujourd’hui. Sa sensibilité esthétique est marquée par une grande pureté formelle à laquelle nous sommes peu habitués. Mais cette apparente simplicité nous touche, car elle va vers l’essence des choses. Aucune froideur, comme on pourrait le craindre à cet énoncé, mais de la tendresse, de l’empathie, voir même une complicité quand l’approche se fait ludique. Ueda J’ai trouvé peu d’images de Ueda sur internet. Comme pour la plupart des grands photographes morts, il n’y a pas d’images dépassant le format du timbre-poste visibles en ligne. Les fondations se chargeant de leur postérité veillent au grain ! On peut consulter quelques petits diaporamas avec de toutes petites images sur le site du Musée Shoji Ueda. Il semble que peu de livres soient disponibles. Bref, il ne vous reste plus qu’à aller voire cette exposition...

Béat Brüsch, le 3 décembre 2006 à 17.55 h
Mots-clés: musée , photographe
Commentaires: 0

Ceux qui me lisent auront remarqué que je m’intéresse aux faux (ou à la « vérité ») en photographie, avec un accent particulier - actualité oblige - pour les photos de guerre. Lors de Visa pour l’image qui a eu lieu en septembre dernier à Perpignan, le photographe et plasticien Eric Baudelaire a exposé un intéressant diptyque montrant une scène de guerre « ordinaire » à Bagdad. Ces 2 images sont des faux, minutieusement construits.
Je voulais vous en parler au moment de l’exposition, mais les images disponibles sur internet ne dépassaient guère le format du timbre poste. Aujourd’hui, on peut enfin trouver une bonne reproduction de ces images sur le net - et c’est sur le site de l’auteur ! Merci pour ceux, qui comme moi, n’étaient pas à Perpignan. Cela ne vaut évidemment pas les tirages originaux de 2 m de haut, mais c’est mieux que rien. Baudelaire Exposer ce travail dans le cadre du grand raout annuel des photographes de presse n’avait évidemment rien d’innocent ! Petit vent de scandale chez quelques photographes (faussement ?) effarouchés. Rien de bien grave. Ce qui est bien plus important à mon avis, c’est de faire réfléchir et prendre conscience de ce qui fait la prétendue vérité des images. Et d’essayer de dépasser l’attitude simpliste - trop répandue encore dans le public et même chez certains photographes - consistant à croire que tout ce qui est dans une photo est et doit être vrai.

Il ne faut pas se méprendre sur le sens de ces 2 images. Le spectateur pressé pourrait n’y voir qu’une énième tentative d’imiter le réel. Mais à l’examen on voit bien que tout cela est trop parfait pour être vrai : les acteurs posent, les maisons n’ont pas plus d’étages que celles d’un décor de cinéma, il se passe trop de petites scènes en même temps, bref tout ressemble à une composition. Pour parfaire le tout, les esprits cultivés y trouveront moult références à des peintures et à des photos connues. Ce que nous donne à voir Eric Baudelaire relève de la théâtralité. Ce n’est pas la guerre qui est montrée ici, mais sa représentation. Toutes ces petites scènes qui se côtoient ne sont que les clichés de ce que nous avons l’habitude de consommer distraitement dans les magazines ou au journal télévisé. Pire, ce sont les images que nous attendons de voir d’une guerre d’aujourd’hui !

Les prises ont été réalisées dans les décors de la série télévisée américaine Over There, dont l’action se déroule dans le contexte de la guerre d’Irak. Ce lieu, ainsi que les pratiques qui en découlent, imprègne toute l’ambiance d’un air étrange, surréel et faux à la fois. Les téléfilms, autant que le cinéma, peinent à représenter la misère ou la saleté de manière crédible. Les metteurs en scène placent les figurants comme pour la parade. Les décorateurs déposent toujours les gravats comme des noisettes sur un gâteau. Les costumières ne peuvent s’empêcher de réaliser des drapés impeccables. Et les maquilleuses maculent les visages de souillures carnavalesques. Mais dans la vraie vie, la merde ça pue et les gens ne se maquillent pas avant de se faire éventrer. Peu nombreux sont les photojournalistes (et les rédactions !) qui arrivent à nous montrer cela. En singeant les méthodes du cinéma, Eric Baudelaire nous fait percevoir, par petits décryptages successifs comment on fabrique une représentation « acceptable » de la guerre. Nous voilà donc bien loin d’un simple faux. En quelque sorte, le faux d’un faux ! Ou une parfaite mise en abîme.

Eric Baudelaire est un photographe et plasticien français, né à Salt Lake City en 1973. Infos et points de vues dans 2 articles de presse : Libération et La Croix. Pour approfondir,plusieurs texte sont disponibles sur le site de l’artiste à la rubrique biblio.

Béat Brüsch, le 10 octobre 2006 à 01.15 h
Mots-clés: dispositif , guerre , photographe
Commentaires: 1
0 | 5 | 10 | 15 | 20