Mots d'images

histoires d’images, points de vue,


De-ci de-là apparaissent des paquets de cigarettes arborant des images de mise en garde sur les dangers du tabac. Je me suis souvent demandé quel était l’impact de ces images et leur efficacité dans la lutte contre le tabagisme. Ces images d’un réalisme souvent assez cru atteignent-elles leur but ? Et quel est ce but ?

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Extrait d’une affichette de l’OMS pour la Journée mondiale sans tabac 2009
© Design : Fabrica - Photo : P. Martinello & Prov. Colombie-Britannique

C’est à l’instigation de l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé) que ces avertissements sont diffusés. L’OMS est à l’origine d’une Convention-cadre qui préconise de nombreuses mesures de lutte contre le tabagisme, dont les mises en garde sanitaires graphiques sur les paquets de cigarettes ne sont qu’un des aspects. Extrait (art 11) : « Beaucoup de gens dans le monde n’ont pas pleinement conscience du risque de morbidité et de mortalité prématurée qu’entraînent la consommation de tabac et l’exposition à la fumée du tabac, ou comprennent mal ou sous-estiment ce risque. Il a été démontré que la présence de mises en garde sanitaires et de messages bien conçus sur les conditionnements des produits du tabac est un moyen d’un bon rapport coût/efficacité pour sensibiliser le public aux dangers de la consommation de tabac et un moyen efficace pour réduire la consommation de tabac. » Cette convention est entrée en vigueur en 2005 et compte à ce jour 166 parties. Toutes ne l’ont pas encore ratifiée ou n’y adhèrent pas totalement. On peut même dire que beaucoup de pays trainent les pieds et ne sont pas prêts de se bouger. Mais certains, comme le Canada, n’ont pas attendu les directives de l’OMS et rendaient obligatoires les avertissements combinés texte/image dès l’an 2000. (voir liste des pays ci-dessous...)

Le principe de ces mises en garde sanitaires sur les emballages de produits du tabac est décrit dans des directives de la Convention-cadre (art.11). Elles doivent aider les parties à appliquer les dispositions qu’elles prennent. Toute une panoplie de modèles de messages est proposée, chaque pays se chargeant ensuite de les adapter à son contexte (ou d’en créer de nouveaux) et de mettre en place un appareil législatif pour pouvoir les imposer à l’industrie du tabac. La taille des avertissements (en pourcentage des surfaces) sur les paquets de cigarettes est spécifiée. Il est prévu un système de rotation des messages, car l’impact de messages trop souvent répétés s’atténue. Rappelons que ces surcharges de paquets de cigarettes ne sont qu’une partie d’un ensemble de mesures de lutte antitabac. Par exemple, il est recommandé de faire figurer sur ces messages un No d’appel pour obtenir de l’aide.

Comme on le constate en lisant ces diverses recommandations, l’OMS ou d’autres organisations qui mettent en oeuvre ces avertissements, n’a plus rien à apprendre sur le plan du marketing. Ces messages ne sont pas constitués que de textes ou que d’images, ils allient les deux, avec toute la force informative et expressive que peut produire cette interaction. Des images choquantes font partie du lot. Elles sont évidemment chargées d’une force intrinsèque, mais ne pourraient avoir leur véritable impact sans l’aide d’un texte, qu’il soit slogan ou légende. Avec l’aide des législations des pays participants, les avertissements sanitaires s’introduisent au sein des dispositifs de branding des cigarettiers, là où ça fait mal. Les cigarettiers n’apprécient pas du tout. (On peut les comprendre ;-) Une belle astuce est la quasi-gratuité de ces campagnes de mises en garde, puisqu’elles sont imprimées par les producteurs de cigarettes eux-mêmes ! (En fait de gratuité, nous savons tous que quelqu’un finit bien par payer ce qui semble gratuit !)

Beaucoup d’images présentent des éléments très concrets qui peuvent être choquants, en particulier quand il s’agit de dissections. Pour quelques-unes, il semble qu’on en a rajouté dans le détail et ce n’est peut-être pas une bonne idée, car on court alors le risque de s’éloigner du vraisemblable. Le phénomène est bien perceptible pour certaines régions du monde dont les mentalités sont peut-être façonnées par une violence quotidienne qui augmente le seuil de tolérance. À côté, les photos diffusées en Europe et en Amérique du Nord nous paraissent un peu timorées. (Peut-être s’agit-il de ménager certaines catégories professionnelles touchées par ces mesures ?) On trouve aussi des messages de prévention plus classiques avec des images très sages. Quelques métaphores apportent un clin d’oeil qu’on pourrait qualifier de réjouissant, n’était le danger qu’elles illustrent. Mais les métaphores sont à utiliser avec prudence lorsqu’on veut être sûr d’être bien compris par tout le monde. En Suisse, certains se sont émus d’une image représentant une cigarette dans une seringue... pourtant, le tabagisme est bien une addiction mortelle !

La Convention-cadre mentionne des extraits d’études « prouvant » l’efficacité de ces mesures. Elle recommande d’ailleurs à tous les pays contractants de réaliser des sondages réguliers pour mesurer l’impact des campagnes antitabac. Ceux-ci ne manquent pas de le faire et on se retrouve avec un nombre impressionnant de sondages, enquêtes, études et monitoring en tous genres, dont on extrait allègrement les chiffres-clés pour les présenter aux sceptiques. Je ne pense pas qu’on puisse dire que ces chiffres soient faux, mais face à des simplifications parfois outrancières, il est permis de douter qu’ils proviennent de véritables enquêtes conduites avec toute la rigueur nécessaire. Comme toujours, il convient d’interpréter les résultats de sondages avec circonspection : quelles sont les questions, comment et à qui sont-elles posées ?

J’ai voulu voir de plus près à quoi ressemblaient ces études. Une majorité d’entre elles ne sont pas disponibles sur internet (du moins, leurs hyperliens ne sont pas spécifiés). Il en reste cependant assez d’accessibles pour se sentir rapidement débordé, car ce sont des documents pouvant dépasser 200 pages ! Il ne m’est évidemment pas possible de toutes les visiter ;-) Mais j’ai la candeur d’être rassuré par cette profusion. J’ai tout de même fait quelques pointages et, au risque de tomber dans le travers de la simplification que j’évoquais plus haut, je ne vois pourtant pas d’autre moyen que de vous résumer les impressions que je retire de mes lectures...

Comme on peut s’y attendre, les pays produisant le plus d’études sont aussi ceux qui utilisent depuis le plus longtemps les techniques d’avertissements par images. Il s’agit du Canada et de l’Australie. Les études sont en général réalisées en entretiens et conduites sur la base de questionnaires auprès de divers segments de public, comprenant notamment, des fumeurs et des anciens fumeurs.

On peut résumer les buts de ces messages d’avertissement de la manière suivante :
• Informer ou augmenter la connaissance des risques liés à la consommation du tabac auprès des consommateurs.
• Encourager les décisions d’arrêter de fumer.
• Décourager la consommation de produits du tabac.

Ce sont ces mêmes points qui sont analysés dans la plupart des études :
• Le premier, qui porte sur de nombreux aspects de la perception de ces avertissements, ainsi que sur leur acceptance, obtient les chiffres les plus élevés et les plus probants. C’est aussi le plus facile à mesurer, car il se cantonne à un domaine assez bien circonscrit. Les images sont ressenties comme un élément prégnant, on se souvient d’un message grâce à l’image. Mais quelquefois, c’est l’image seule qui subsiste dans le souvenir. Étonnamment, le rejet des ces images n’est - et de loin - pas aussi massif qu’on peut le craindre en entendant les bruits de la rue. Peut-être s’agit-il d’un effet du sondage, les gens acceptant d’y répondre ayant déjà fait un chemin vers l’acceptance ?
• Pour les 2 points suivants, on comprendra qu’il est plus difficile de statuer d’une manière convaincante. Les décisions de ne pas/plus fumer sont presque toujours le résultat de nombreux facteurs convergents. Aucune étude n’a encore pu prouver qu’un fumeur a renoncé à fumer seulement parce qu’il a vu ces images. Ce serait trop simple et ce n’est pas le but recherché. Mais des chiffres encourageants indiquent que ces images comptent dans une telle prise de décision. Un bon résumé de ces études est à télécharger ici (.pdf - 2.1 Mo)

Je vous fais grâce des chiffres, ils sont variables d’une étude à l’autre et ne sont d’ailleurs pas comparables, car ils ne correspondent pas aux mêmes protocoles ou aux mêmes populations. (Les seules comparaisons possibles étant celles d’un même institut de recherche pour des époques diverses.) On peut donc dire, selon le Centre de ressources internationales, que « Les études montrent que des étiquettes de mise en garde graphiques de grande taille permettent de faire connaître davantage les risques associés au tabagisme et peuvent convaincre les fumeurs d’arrêter le tabac. » C’est toujours ça et c’est encourageant. Mais il n’y a pas unanimité...

Par exemple, cette étude canadienne [1] qui s’est penchée sur les réactions de personnes faiblement lettrées (low-literate). Le cadre de l’étude est pertinent, car ce groupe de personnes, ainsi que les analphabètes, fait justement partie des groupes visés par les avertissements combinés texte/image. Les résultats ne sont pas mirifiques. La compréhension élémentaire des messages s’avère souvent difficile. Les facultés cognitives limitées du groupe, ainsi que leur inculture provoque même le rejet de plusieurs messages, certains allant jusqu’à en contester la véracité. L’étude datant de 2003, on peut espérer qu’elle a servi à améliorer la qualité des messages, car - et cela, tous les sondages le montrent - le tabagisme atteint bien plus fortement les couches les plus défavorisées.

Ces paquets de cigarettes surchargés d’avertissement sanitaires nous interpellent aussi en tant que procédé d’information inédit. À ma connaissance, il s’agit d’un phénomène unique, jamais vu [2]. Imaginez un produit à consommer, en vente libre, dont la moitié de la surface de l’emballage vous dit qu’il est mortel ! Et vous l’achetez quand même ? Attendez, je me pince... il doit y avoir erreur... C’est l’effet d’addiction qui engendre ces comportements aberrants : on se voile la face, on regarde ailleurs, on trouve mille explications de mauvaise foi pour tenter de justifier une pratique déraisonnable. Dans tous les groupes de population, on constate une certaine incrédulité. Après tout, il n’y a pas si longtemps qu’on a pu démonter et rendre publics les divers mécanismes de bourrage de crâne de l’industrie du tabac et, parallèlement, de diffuser des résultats de recherches qui démontrent, avec une belle unanimité, la grande nocivité du tabac. Ces notions bousculent des croyances et des usages bien ancrés et mettent du temps à s’imposer auprès de personnes qui, à tort ou à raison, se méfient autant des journaux que de la bonne parole venue des gouvernements. Lue, cette réponse à un sondage : « Si tout cela était vrai, le gouvernement interdirait la vente de ce produit ».

Ces images feront-elles un tabac ? On l’a vu, beaucoup sont choquantes et c’est bien sûr voulu ! On prétend que chaque fumeur sait bien que fumer est dangereux. Mais il s’agit d’une vue de l’esprit qui ne prend pas en compte l’étendue et la sévérité des risques. Ces photos ont pour vertu de les « matérialiser » et de mettre les fumeurs devant des choix concrets. Leur brutalité est ici autant un moyen d’information que de persuasion, et dans cette optique, leur acceptabilité n’est pas un réel problème puisque le fumeur n’a pas d’autre choix.

La situation dans quelques pays :

• Suisse : en cours, jusqu’au plus tard au 1er janvier 2010 (depuis 2006 avertissements en texte seul)
• Europe : directives européennes dès 2001. Seuls la Belgique (2007) et le Royaume-Uni (2008) les ont mises en application.
• France : Quelques frémissements. Quand on voit le temps qu’à mis la loi Evin (1976) pour déployer tous ses effets, on peut avoir quelques soucis...
• Le Canada a été le premier pays à adopter des mises en garde illustrées en 2000 (bien avant la Convention-cadre)
• Au 31 mai 2009, 23 États représentant une population de près de 700 millions de personnes imposent l’obligation de faire figurer des mises en garde sanitaires explicites de grande dimension sur les emballages.
• Panorama international avec spécifications par pays : Physicians for a Smoke-Free Canada (colonne de gauche)

Images :

• Suisse : Ordonnance du DFI concernant les mises en garde combinées sur les produits du tabac (.pdf 4.5 Mo)
• France : avertissements combinés (.pdf 760 Ko)
• Europe : avertissements combinés avec détail par pays
• Canada : Santé Canada
• Monde : Tobacco Labelling Resource Center

Sources :

Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac - Présentation
• Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac - Article 11 -Directives relatives au conditionnement et à l’étiquetage des produits du tabac
Le site smoke-free publie (avec de nombreux hyperliens) une bonne liste d’études. Par exemple :
- Shanahan, P. and Elliott, D., 2009, Evaluation of the Effectiveness of the Graphic Health Warnings on Tobacco Product Packaging 2008, Australian Government Department of Health and Ageing, Canberra. (.pdf 1.7 Mo)
- Createc + Market Report. (2003). Effectiveness of Health Warning Messages on Cigarette Packages in Informing Less-literate Smokers. Health Canada (document Word ! - en anglais et un peu en français - à télécharger - 620 Ko)
Tobacco Labelling Resource Center : site très complet (Canada - en anglais)
Le site de Santé Canada propose des résumés de leurs sondages. Le dernier date de 2006. Les études détaillées peuvent être obtenues, sur demande, par... un formulaire en ligne ou par téléphone. C’est plutôt décourageant pour qui est habitué à l’immédiateté d’internet.
• Le Centre de ressources internationales est un centre d’information en ligne dont les ressources sont destinées aux défenseurs de la lutte antitabac du monde entier. Sur cette page on trouve quelques .pdf pertinents et utiles à qui veut en savoir plus sur les messages d’avertissement : argumentaires, preuves, exemples internationaux, etc. (Ces communications dégagent un fort parfum de marketing. Mais après tout, cela n’est qu’une réplique adaptée au camp adverse, qui lui, utilise à fond et depuis longtemps toutes les ressources du marketing.)
Le site du Monitorage sur le tabac suisse (TMS) qui publie des études annuelles très fouillées. Malheureusement, les études disponibles à ce jour ne portent que sur les messages d’avertissement textuels. (Normal, les messages combinés texte/illustration ne sont pas encore tout à fait obligatoires dans le pays !)

Avertissement : Il m’arrive d’être professionnellement impliqué dans la lutte contre le tabac. Néanmoins, dans ce blog je parle en mon nom et je prends comme postulat initial le fait que la fumée du tabac est un danger mortel contre lequel il convient de lutter. Je n’accepterai pas de commentaires basiques pour ou contre le tabagisme ou parlant d’autre chose que du sujet de ce billet.

Notes:

[1] Createc + Market Report. (2003). Effectiveness of Health Warning Messages on Cigarette Packages in Informing Less-literate Smokers. Health Canada (document Word ! - en anglais et un peu en français - à télécharger - 620 Ko)

[2] Je ne vois guère que les interruptions publicitaires au milieu des films qui puissent être aussi intrusives en se glissant dans le « produit » lui-même.

Béat Brüsch, le 5 octobre 2009 à 17.02 h
Mots-clés: publicité , société
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Le magazine Marie-Claire publie (édition Octobre 2009) 10 photos de stars qui montrent leurs seins pour soutenir la cause du dépistage du cancer du sein. Des photos de seins ça fait vendre, c’est bien connu. Surtout si c’est des seins de stars, qui de surcroit ne les avaient jamais dévoilés auparavant ! Mais quand c’est pour une bonne cause, c’est autre chose, n’est-ce pas ?

Le cancer du sein a de la chance, car son objet, non content d’être extrêmement photogénique, est le siège de nombreux concepts liés à la féminité, au charme, au désir, à la sexualité, à la maternité, etc. Tous les cancers n’ont pas cette chance. Déjà que la plupart ne se voient pas, leur terrain n’a en général que peu d’intérêt visuel. Un cancer de la prostate, du pancréas ou du côlon, ce n’est pas très sexy. C’est donc avec un empressement certain que les rédactions, toujours à l’affut d’un bon coup, se précipitent sur un sujet aussi accrocheur. Les autres maux et leurs campagnes de sensibilisation peuvent toujours attendre.

On remarquera que, même pour parler d’une maladie, on utilise ici l’image d’un organe en bonne santé. C’est autrement plus présentable que le même, en phase avancée ou après une intervention chirurgicale. Exception notable : avec les images véhiculées sur les paquets de cigarettes, le cancer du poumon bénéficie d’un régime à part. Mais il s’agit là d’une obligation légale. Aucun magazine public, ni aucun autre support ne présenteraient ces images-là pour attirer le chaland. Elles ne sont pas faites pour cela !

En présentant ces photos, Marie-Claire aborde 2 tabous. En premier, celui de montrer des seins, ce qui est de nos jours bien banal. Mais il s’agit, nous dit-on, de célébrités n’ayant jamais fait cela auparavant. Bon. L’autre est plus important qu’il n’y parait. Il s’agit du tabou lié à cette « longue maladie », en général « supportée avec un grand courage ». Le progrès dans la transgression de cet interdit-là est notable et doit être salué. « Cancer, le mot qui tue, la maladie qu’on préfère ne pas nommer, contrairement aux arrêts cardiaques, si souvent mentionnés dans les avis mortuaires. Or, depuis peu, certaines familles franchissent le pas et annoncent que leur proche est « mort d’un cancer ». Les non-dits tombent. Un changement est en cours dans la perception du cancer. Une maladie qui n’épargne personne, même pas les « people » dont le « coming out » de certains d’entre eux a, sans conteste, contribué à l’émergence d’un regard nouveau sur cette affection. » Extrait d’un article de Geneviève Grimm-Gobat sur largeur.com, qui fait le point sur le sujet.

On peut regretter que le titrage en couverture attire l’attention sur les 10 stars qui enlèvent le haut (le cancer et la mammographie sont aussi évoqués, mais en plus petit). Rien de neuf, c’est encore et toujours le sexe et la pipolisation qui font vendre. Saluons, par contre, le fait que les 10 photos sont très sages et qu’on a eu le bon goût de ne pas les érotiser.

Béat Brüsch, le 10 septembre 2009 à 22.55 h
Mots-clés: peoples , presse
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Je ne suis pas allé voir les images de Neda, innocente jeune fille iranienne morte devant une caméra dans les rues de Téhéran. J’ai hésité, puis j’ai lu les commentaires sur le blog d’André, j’ai lu aussi le vibrant billet d’Olivier. Non, je n’ai pas pu...

Mais, au lendemain de l’avoir découverte, cette image non vue me hante encore. Elle habite mes pensées bien plus que si je l’avais vue. D’ailleurs, je crois que je l’ai vue... elle est comme toutes les images de mort directe qu’on peut voir. Douceur, brutalité, impuissance.

Cette image devait-elle « sortir » ? Bien sûr que oui. Grâce à des technologies difficiles à contenir, c’est tout ce qui peut encore s’échapper du couvercle que les Ayatollahs veulent installer sur le peuple iranien. Cette image, grâce à - ou à cause de - sa brutalité est un témoignage indispensable. À l’instar de la Petite fille brûlée au napalm ou de l’Homme de Tian’anmen, deviendra-t-elle mythique ? Il est trop tôt pour oser l’affirmer, mais quelque chose me dit que sa vue est trop insoutenable pour le devenir. Ces images, pour devenir iconiques, doivent afficher une évidente force métaphorique, évoquer la mort plus que la montrer. On me rétorquera que l’image du Vietnamien tué d’une balle dans la tête est restée dans toutes les mémoires. Oui, mais c’est un instantané, en noir/blanc un peu bougé, qui grâce à ses « imperfections » conserve malgré tout un aspect évoquatif. On y voit moins la mort à l’oeuvre que dans la vidéo d’une agonie. Peut-être que l’image de Neda restera dans les consciences pour la raison que sa vue est insoutenable...?

Sommes-nous dans une escalade de la violence imagière ? Peut-être que la circulation des images nous a, en quelque sorte, blindés et nous amène à en vouloir toujours plus, sans tabous ? La faculté d’auto-publication inaugurée par les blogs permet de se passer de médiation, que celle-ci soit culturelle, politique, morale, économique ou plus simplement rédactionnelle. C’est un caractère nouveau qui n’est pas toujours pris en compte lorsqu’on évoque les changements de société induits par les nouvelles technologies. La rapidité, la facilité ou la gratuité sont des facteurs certes positifs, mais qui ne favorisent pas forcément une mise en perspective. Les matériaux publiés sont souvent bruts : à vous de vous débrouiller avec !

Sans cesser d’être voyeurs, essayons de rester regardeurs.

Béat Brüsch, le 22 juin 2009 à 16.50 h
Mots-clés: mythe , médias , société , viralité
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Après un de mes récents billets consacré à des photos jugées trop photoshopées, continuons dans le bon goût et la poésie avec les bizarres images d’actualités parues dans le Blick [1] et reprises par le 19:30. [2]

Suite à un match de football qui s’est terminé en bataille rangée de supporters, Christian Gross, l’entraineur de l’équipe de Bâle a été agressé dans un tram. N’ayant probablement pas de photos du tout ou en tout cas rien de présentable, le Blick (édition du 19 mai - diaporama visible sur leur site web ici) a eu recours à un procédé original : il a demandé à un des dessinateurs de presse « maison » de suppléer à ce manque. Le résultat est présenté sous la forme de photos puissamment manipulées.

Leur aspect - qui peut faire penser à des photocopies coloriées - est obtenu facilement par des filtres fournis en standard avec Photoshop. Les textures sont suffisamment éloignées du fini photographique habituel pour placer ces images dans le camp des illustrations dessinées... mais tout le monde sent bien la photo qui est derrière. C’est très malin, car cela permet au Blick de jouer en même temps sur 2 tableaux : la liberté du dessin et la caution de vérité apportée par la photo. Le rendu grossier de ces images permet de fabriquer et retoucher la scène, pratiquement au gros feutre, sans trop se soucier de la bonne concordance des divers éléments rapportés. Les erreurs et imprécisions manifestes sont mises sur le compte de la « touche artistique ». Le dessin autorise toutes les fantaisies, mais on ne lui accorde aucun crédit. Par contre, la photo qui transparait derrière chacun des éléments rétablit ce déficit en se portant garante de la vérité des faits.

Faut-il appeler cela un nouveau pictorialisme ? Il me semble que le pictorialisme fut pratiqué pour des raisons esthétiques. Nous en sommes bien loin ici. Ces images servent d’autres desseins bien plus prosaïques. Il faut fournir au lecteur avide de sensations, son lot d’images-chocs, quitte à fouler au pied les beaux principes de cette déontologie journalistique si souvent évoquée en temps de mauvaise conjoncture. Mais il est vrai que le Blick ne semble pas trop souffrir de la crise... serait-ce là la recette ?

Le plus étonnant est que le Téléjournal nous resserve ces images presque sans broncher. Dans cet extrait (01:31) du TJ d’hier soir, on évoque tout juste leur provenance avant de les présenter - ok, de façon à ce qu’on comprenne qu’il s’agit de la reproduction d’un journal - mais avec tout de même une valeur de témoignage égale à n’importe quelle autre image d’actualité. C’est confondant... dans tous les sens du mot. Je cherche toujours à comprendre si cette provenance, tout juste évoquée, suffit à placer ces images dans leur contexte... Et dans ce cas, la provenance « Blick » est-elle une excuse entendue pour leurs qualités discutables ? Ou sont-elles citées comme une source fiable provenant de confrères estimables ?

Notes:

[1] Journal de boulevard de Suisse allemande, 2e plus gros tirage du pays

[2] L’édition de 19h30 du Téléjournal de la Télévision Suisse Romande

Béat Brüsch, le 21 mai 2009 à 01.06 h
Mots-clés: photojournalisme , photomontage , éthique
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Les lacustres

On nous a menti, les lacustres c’est du pipeau, ça n’existait pas ! Du moins, ce n’était pas comme on nous l’a dit et surtout pas comme on nous l’a montré à travers l’imagerie développée autour de cette civilisation. On le sait depuis un moment, mais la force et la séduction de ces images idylliques est tenace. Pour l’attester, le musée du Laténium à Neuchâtel (Suisse) a mis sur pied une exposition : L’imaginaire lacustre - visions d’une civilisation engloutie.


Tout commence en 1854, au bord du lac de Zürich, lorsqu’on met à jour des alignements de pieux de bois plantés dans le lac ainsi que de grandes quantités de matériaux bizarres en os, en pierre, en terre cuite et en bois de cerf. Ferdinand Keller est le président de la Société des Antiquaires de Zürich et identifie rapidement ces découvertes comme des vestiges préhistoriques. Dans une grande frénésie, les collègues qu’il a alertés retrouvent le même type de gisements autour d’autres lacs suisses. La découverte est stupéfiante et Keller publie la même année un long rapport dans lequel il propose une interprétation audacieuse de ces trouvailles : il s’agirait de vestiges de villages érigés au-dessus de l’eau. La « civilisation lacustre » était née et la nouvelle fut accueillie avec enthousiasme par la communauté savante et les élites intellectuelles et bourgeoises.

La fascination qu’exerça la « théorie lacustre » sur les archéologues de l’époque tenait bien sûr à ce qu’elle semblait fondée. Des prédispositions psychologiques et romantiques firent le reste en mettant en branle tout un imaginaire évoquant, entre autres, les mondes engloutis de l’Atlantide ou de la cité d’Ys en Bretagne. Mais les éléments décisifs furent apportés par le contexte politique et idéologique du moment. La Suisse sortait d’une période troublée de révolutions et de guerre civile (Sonderbund). En 1848, une nouvelle constitution démocrate et progressiste voit le jour. Après des bouleversements déstabilisants et face aux menaces de ses voisins, l’état se cherche une nouvelle cohésion nationale, car les mythes fondateurs traditionnels (Guillaume Tell, etc) ne tiennent plus. Ces « nouveaux » ancêtres tombent à pic pour construire une nouvelle identité nationale. La société agricole et artisanale de ces lacustres apparait comme une communauté parfaite : égalitaire, laborieuse et pacifique. Comme une île au milieu des tourments du monde, le village isolé au-dessus de l’eau, à l’abri du danger, constitue une parfaite métaphore du « Sonderfal suissel » (pour beaucoup, ce credo tient toujours ;-) La violence existentielle que l’on prêtait aux habitants de la préhistoire fait place à une société beaucoup plus harmonieuse, beaucoup plus présentable. De se savoir les descendants millénaires d’un si beau modèle de civilisation valorise les Suisses et les conforte dans l’image particulière qu’ils se font d’eux-mêmes.

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Première représentation de lacustres
Proposition de reconstitution de village lacustre (1854), par Ferdinand Keller - Laténium

L’imagerie apparait dès les premières publications sur les découvertes lacustres. Elle va tenir une place prépondérante dans la manifestation de tous les phénomènes liés aux lacustres. Ferdinand Keller lui-même, propose d’emblée une projection imagée de ce que pouvait (devait) être un village lacustre. Accompagné de schémas de relevés tout à fait précis et sérieux, son dessin de village lacustre donne l’impression qu’il résulte de la transposition exacte des observations de terrain. (On a découvert depuis, que son imagination avait été guidée par une gravure rapportée par Dumont d’Urville de retour de Nouvelle-Guinée.) Keller n’avait pourtant pas cherché à faire passer son dessin pour une réalité. Mais en tombant dans l’effervescence des premières prospections, cette illustration bénéficia d’une publicité extraordinaire et échappa littéralement à son auteur. Elle devint la référence incontournable munie d’un statut de vérité intangible. Il faut dire, à la décharge de Keller et de ses confrères, que ces découvertes sur la préhistoire étaient tellement inouïes qu’il était difficile de les mettre en perspective (un peu comme si nous découvrions des petits hommes verts à moins d’une année-lumière de chez nous !).

Dans les années qui suivent, les fouilles se poursuivent et de nombreux travaux sont publiés. Dès 1860, on remarque que les images - produites maintenant par des illustrateurs et non plus par les archéologues eux-mêmes - se distinguent de plus en plus du propos scientifique en se référant à des codes fixés dans les premiers dessins, devenus ainsi des standards immuables. À partir de là, le mythe des lacustres est bien établi et se perpétue à travers une imagerie d’Épinal. Mais on n’allait pas en rester là. Sous l’impulsion des archéologues, cette fois, il se créa de nombreuses maquettes à des échelles de plus en plus grandes, jusqu’aux reconstitutions en grandeur nature. Cette vogue des représentations en volume culmina lors de l’Exposition universelle de 1889 avec un village lacustre érigé au pied de la tour Eiffel. Ce village soigneusement réalisé éveilla un grand intérêt et fut à la base d’une consécration de la théorie lacustre auprès du public international.

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Village lacustre de l’âge de la Pierre
Auguste Bachelin (1867), huile sur toile (263 x 161 cm). Musée national suisse, Zurich .

Les beaux-arts ne sont pas en reste. En cette fin de siècle, on voit s’épanouir une peinture historique reprenant à l’envi les thèmes lacustres. Souvent réalisées selon les directives des archéologues, les oeuvres de peintres reconnus par leurs contemporains renforcent encore la légitimité scientifique. Elles donnent de l’épaisseur à des scènes qui sont ainsi bien plus vivantes que ne pouvaient l’être de petites gravures souvent maladroites. Ces toiles ont ouvert la voie à un florilège d’estampes, de calendriers, de romans, de livres scolaires et de livres pour la jeunesse. Par la diversité des supports utilisés, l’imagerie lacustre se diffuse ainsi dans toutes les couches de la population. Elle n’est plus réservée à des élites formées et devient une sorte de ciment social reliant toutes les catégories entre elles, chacune de ces catégories se réservant par ailleurs ses propres canaux. Ainsi, pendant que les almanachs se répandent jusque dans les chaumières les plus reculées, les citadins fréquentent les musées.

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Groupe lacustre de l’âge de la pierre
Figurants d’un cortège historique à Neuchâtel (1882) - Laténium

Dans l’entre-deux-guerres - patatras ! - la théorie lacustre commence à être remise en question. De nouvelles découvertes, ainsi que des études plus efficientes, concluent que les villages pallafitiques étaient en réalité bâtis sur la terre ferme. Les pilotis servaient surtout surélever les planchers pour les isoler de l’humidité et à se préserver des crues annuelles. D’autres disciplines scientifiques apportent aussi des précisions sur les variations du niveau des lacs sur le long terme et conduisent aux mêmes conclusions. Des conditions locales très diverses font toutefois qu’il n’y a pas de modèle idéal et qu’une grande variabilité se retrouve dans ces habitats. Dans les années 1970, la communauté scientifique fait clairement le deuil des théories lacustres.

Aujourd’hui, les musées et les publications tiennent naturellement compte de ces ajustements. Les villages sont maintenant représentés au bord de l’eau. Pour un public un peu distrait, ce n’est pas très différent de l’ancienne représentation et la confusion s’installe quelques fois. (Il est à remarquer que le nom n’a pas changé, on les appelle toujours Les lacustres !) Il est impossible de faire oublier un mythe construit sur une telle imagerie. Surtout s’il sert aussi bien la cause du repli identitaire qui marque toujours, consciemment ou non, la mentalité de nombreux confédérés. Tout le monde sait bien que Guillaume Tell est le héros d’une légende, mais tous les Suisses font semblant d’y croire, parce que « cela les arrange bien », parce que cela fait partie de leur identité. (J’en connais d’autres qui aiment à croire qu’une vierge s’est fait brûler vive sur un bucher parce qu’elle avait eu des acouphènes, mais je m’égare ;-) Un mythe échappe à toute vérité historique. Il ne peut rendre compte que d’un passé fantasmé au service de préoccupations du présent.

Chromo publicitaireComme on l’a vu, les images ont joué un rôle fondamental dans la constitution du mythe lacustre. Au 19e siècle, la fréquentation des images n’était - et de loin ! - pas aussi répandue que de nos jours. L’usage de la lithographie se démocratise et des publications en font de plus en plus usage. Mais les conditions et les effets de la diffusion en nombre des images sont encore largement ignorés des publicistes, qu’ils soient archéologues ou éditeurs. On ne peut donc accuser les archéologues de légèreté, car ils ignoraient tout de la puissance irrévocable des images. Le public, pas mieux préparé non plus, les a prises comme argent comptant. Au passage, on constate que bien avant l’usage de la photographie, on investissait nos attentes de vérité dans d’autres types d’images ;-)

Chromo publicitairePour la création du mythe, le terreau était favorable et les archéologues peu conscients de ce qu’ils semaient. Leurs trouvailles étaient tellement inattendues qu’il fallait bien qu’ils essaient de les représenter visuellement pour les tester. Dans le texte d’une publication, on peut éluder les parties obscures ou mal résolues sans que ce texte en souffre. La linéarité du texte permet d’en maitriser l’expression bien plus précisément que ne l’autorise une illustration dont tous les éléments apparaissent simultanément et que le spectateur peut relier selon ses attentes et sa subjectivité. Comme la nature, l’illustration a horreur du vide. Il est difficile d’y laisser des parties en blanc - comme les parties inexplorées des anciennes cartes de géographie - sous peine de nuire gravement au « fonctionnement » de l’image. Les parties inconnues sont donc remplacées par ce qui parait le plus vraisemblable. Et ce « vraisemblable » est une porte grande ouverte au contexte, à la normalité des usages, mais aussi aux attentes du moment. En regardant cet aspect des images, on en apprendra bien plus sur l’époque de leur réalisation que sur l’époque évoquée. « Passée par le prisme de la représentation artistique, l’image prend vie sous le regard du spectateur ; c’est même précisément ce regard extérieur qui lui donne vie. En somme, on peut dire qu’en donnant une forme concrète au passé, l’artiste perd le contrôle sur son image : celle-ci est en quelque sorte prisonnière des représentations imaginaires de ceux qui la contemplent. » [1]

L’exposition L’imaginaire lacustre - visions d’une civilisation engloutie se tient encore jusqu’au 7 juin 2009 au Laténium. Si vous ne connaissez pas le musée du Laténium, cette exposition est une bonne occasion de vous y rendre. À vrai dire, l’exposition temporaire ne tient pas une énorme place dans le cours de la collection permanente du musée. Elle permet toutefois de voir quelques peintures historiques et les originaux de nombreuses gravures. Le livre [2] édité à cette occasion me semble beaucoup plus complet, tant pour le texte que pour la généreuse iconographie. Je m’en suis d’ailleurs très largement inspiré pour vous livrer ce billet ;-)

Le Laténium est un musée passionnant à plus d’un titre. Il couvre pas moins de 500 siècles d’histoire ! Les périodes préhistoriques en constituent évidemment la partie la plus importante. Le musée est érigé au bord du Lac sur l’emplacement d’une fouille lacustre et à un jet de pierre de La Tène, lieu-dit qui a donné son nom à la période éponyme caractérisant le Second âge du fer. Architecture et muséographie s’y allient pour former un ensemble d’une grande cohérence. La visite se fait dans le sens chronologique inverse (comme dans les blogs !) et commence sur une pente douce, comme pour entrer dans les profondeurs du temps. De loin en loin, les murs portent les repères chiffrés des échelles du temps. Pour le dire simplement... c’est beau. Le lieu respire la sérénité et nous réconcilie un peu avec le temps du monde. Compter plus de 2 heures de visite sans les extérieurs. Les enfants ne sont pas oubliés, des postes ludiquo-interactifs émaillent le parcours. Le Laténium a obtenu le Prix du Musée du Conseil de l’Europe en 2003. Voir ici le site du Laténium.

Notes:

[1] ibid.

[2] Marc-Antoine Kaeser, 2008. Visions d’une civilisation engloutie : La représentation des villages lacustres, de 1854 à nos jours / Ansichten einer versunkenen Welt : Die Darstellung der Pfahlbaudörfer seit 1854. Bilingue, 160 pages, format 23 x 28.5 cm © Hauterive, Laténium / Zürich, Schweizerisches Landesmuseum. ISBN 2 - 9700394-2-2

On peut commander le livre (29 CHF) via e-mail depuis le site du Laténium. On le trouve aussi dans la liste des Publications sur le site des Musées Nationaux suisses. Pour l’obtenir, on se rendra à cette page où on vous indiquera également une adresse e-mail pour commander les ouvrages.
Je rappelle que nous sommes en 2009 et que les Musées Nationaux suisses sont probablement les derniers éditeurs qui n’ont pas de débouché vers une boutique en ligne. Les lacustres peuvent toujours ramer, c’est pas demain qu’on va mettre le feu au lac !

Béat Brüsch, le 9 mai 2009 à 01.29 h
Mots-clés: histoire , musée , mythe , société
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