Mots d'images


Les prix du World Press Photo 2011 ont été attribués vendredi 11 février. Le premier prix a été attribué à Jodi Bieber pour son portrait d’une jeune afghane dont le nez et les oreilles ont été coupés par des talibans parce qu’elle avait quitté son époux. Si vous n’étiez pas abonnés au Times qui a publié cette photo en août 2010, vous la trouverez aisément sur l’un des milliers de blogs et sites de news qui l’ont diffusée durant ce dernier week-end. Pour l’instant, il semble que les différents choix du jury ne font pas trop de vagues et que les polémiques passées sont apaisées. La disqualification de Stepan Rudik en 2010 a probablement servi d’avertissement sévère aux photographes tentés par une postproduction sortant des limites traditionnellement admises. [1]

Pour essayer de dépasser les lieux communs et les certitudes assénées en une seule phrase qui émaillent les commentaires de nombre de sites qui ont repris les résultats du WPP, on peut se poser quelques questions utiles, comme celles que formule Vincent Lavoie : ...« Mais que récompense-t-on exactement par l’attribution d’un prix du World Press Photo (WPP) ? Le photographe, l’image ou l’événement ? Si le photographe est le destinataire des honneurs, l’est-il pour son engagement éthique, sa probité journalistique ou son talent et ses habiletés esthétiques ? L’image est-elle primée en raison de sa valeur informative et testimoniale ou à cause de ses propriétés formelles et narratives ? Et l’événement, le retient-on pour sa valeur historique ou pour sa photogénie ? Les informations publiées sur le site de la fondation du WPP à l’attention des candidats sont bien laconiques sur la nature et l’objet du mérite. »... On trouvera un historique de l’émergence des « préceptes normatifs de l’image de presse » donnant quelques réponses à ce questionnement dans l’article de Vincent Lavoie paru dans la revue Études photographiques. [2]

Une des récompenses du jury m’a toutefois interpelé, du fait de sa nature volontairement polémique. (Quelques blogs anglophones s’en sont émus aussi.) Le photographe Michael Wolf a reçu une mention honorable pour son « travail » basé sur la collecte de photographies issues de Google Street Views. Michael Wolf est un photographe qui a déjà remporté 2 premiers prix du WPP avec de « vraies » photographies. Dans une interview au British Journal of Photography, il prétend que ces images sont « ses » photos, car il n’a pas fait de simples copies d’écran. Il a utilisé sa camera, montée sur un trépied, pour cadrer le détail exact qu’il voulait. « Ces images n’appartiennent pas à Google, car je réinterprète Google. Je m’approprie Google. Si vous considérez l’histoire de l’art, il y a une longue histoire de l’‹appropriation. » En effet, l’art d’appropriation (appropriation art) n’a pas fini de susciter de vives polémiques. [3] Il semble d’ailleurs que le souhait de Michael Wolf soit justement de provoquer une controverse autour de ces images. Cela ne devrait pas manquer.

Wolf n’est pas le premier à réunir des images insolites pêchées par les caméras automatiques de Google Street Views. Si vous ou moi publions ce genre de collecte, cela ressortira du domaine du signalement. Mais, que cela plaise ou non, si c’est le fait d’un photographe reconnu, cela change la donne. Surtout si le jury du WPP - qu’on a déjà vu plus frileux - se pique au jeu ! Je crains malheureusement que le débat ne se cantonne aux thématiques de l’art de l’appropriation, alors que l’occasion est trop belle de parler, plus généralement, du déluge d’images de toutes natures qui circulent sur nos réseaux, de ce que nous en faisons et de leur influence sur les images diffusée par les canaux traditionnels. Comment contextualiser des images issues de caméras automatiques (j’allais dire aveugles !) ? Après les images des « journalistes-citoyens » munis de téléphones portables, l’iconographie issue des caméras de surveillance peut-elle concurrencer le travail des photojournalistes ? Quels sont l’intérêt et la légitimité de ces images en tant que documents ? La sérendipité présente-t-elle un quelconque intérêt pour des recherches journalistiques ? L’intérêt du travail de Wolf ne serait-il pas de réhabiliter le travail du journaliste en mettant le doigt sur les lacunes de ces images automatiques ?

Google Street View, la prolifération des caméras de surveillance, mais aussi d’autres applications qui, j’en suis sûr, sont en train de germer dans les cerveaux de nos géniaux contemporains, alimentent des flux d’images gigantesques. Les quantités d’images ainsi produites dépassent de loin les capacités d’analyse humaines et devront être traitées par des filtres logiciels pour être valorisées. Il en va presque de même pour les images qui documentent nos petits faits quotidiens, qui remplissent les mémoires de nos appareils mobiles et qui font le gros du trafic des réseaux sociaux. Ces images ont une « valeur » limitée, par leur objet et par la durée de leur intérêt. La quantité d’images de cette nature produites par une seule personne au cours de sa vie deviendra rapidement ingérable sans une assistance logicielle. Ou sans l’usage de la poubelle virtuelle ! Nous vivons déjà, mais cela va s’accélérer, dans une pléthore d’images. Notre capacité à mobiliser notre intérêt pour un grand nombre d’images ayant tout de même des limites, notre appétit pour les images finira par se saturer. La valeur des images pourrait bien se révéler inversement proportionnelle à la quantité d’images produites/disponibles. Dans ce cadre, des images réfléchies et très contextualisées, comme celles produites par les photojournalistes - mais pas que par eux - devraient regagner une position privilégiée, pour leurs qualités documentaires ou testimoniales et pour les valeurs iconiques qu’elles véhiculent.

Notes:

[1] Extrait du règlement du WPP :
11. Le contenu de la photo ne doit pas être modifié. Seules sont autorisées les retouches conformes aux normes actuellement admises dans le domaine de la photographie. Le jury est l’arbitre final de ces normes et peut, à sa discrétion, exiger le fichier original et non retouché, tel qu’enregistré par l’appareil photo, ou un scan brut (non manipulé) du négatif ou de la diapositive.

[2] Le mérite photojournalistique : une incertitude critériologique - Vincent Lavoie in Etude photographiques No 20 - Juin 2007 - La trame des images/Histoires de l’illustration photographique. Lisible en ligne ici.

[3] Pour en savoir plus sur l’art de l’appropriation on consultera cette entrée de WorldLingo. Pour quelques débats, on verra aussi ici, ici ou ...

Béat Brüsch, le 14 février 2011 à 15.27 h
Rubrique: A propos d’images
Mots-clés: WorldPressPhoto , dispositif , photojournalisme
4 commentaires
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    1

    Le World Press Photo -dont le jury change pourtant chaque année- a toujours une fascination pour les photographies de cadavres (entiers ou en morceaux), les scènes d’exécution(s), de lynchage(s)... Il serait peut-être temps de se calmer sur ce registre. Pourquoi pas, tant qu’à faire, une catégorie "pornographie" dans la prochaine édition ?

    Envoyé par desperado, le 14.02.2011 à 23.14 h
    2

    Bonjour,

    Récupérer les images de Google Street View, pourquoi pas. La pratique de l’appropriation n’est pas nouvelle et ce qui compte, c’est le résultat.
    Sauf que les images de Michael Wolf (dont certaines sont actuellement exposées à la Monnaie de Paris dans l’expo "Peurs sur la ville") sont moches, et totalement dénuées d’intérêt. On les regarde, on cherche le sens caché, et on ne trouve rien d’autre que du vide et de la prétention.
    Mais le mieux est de montrer des exemples, alors en voici deux :
    http://blog.madame.lefigaro.fr/steh...

    http://blog.madame.lefigaro.fr/steh...

    Envoyé par KA, le 16.02.2011 à 23.12 h
    En ligne ici
    3

    C’est vrai que les images sélectionnées par Wolf sont assez moches. Il est assez amusant de constater que ses choix ont été guidés par les sujets qui se rapprochaient le plus de ce qu’on attend du photojournalisme. Mais il n’a finalement rien trouvé de plus intéressant que des faits divers d’un intérêt très limité.

    Des images de doigts levés, comme la première que tu cites, Wolf en a fait aussi toute une série qu’on peut voir sur son site. Mais je ne vois pas comment elles auraient pu justifier une place au WPP.

    Envoyé par Béat Brüsch, le 16.02.2011 à 23.39 h
    En ligne ici
    4

    Effectivement, ce travail de Wolf devrait être l’occasion de réfléchir sur l’inflation et la valeur des images, mais aussi sur ce qu’elles nous disent...Sa démarche d’appropriation me paraît d’ailleurs relever plus d’un travail artistique que d’une approche journalistique.
    J’en profite pour vous remercier de la référence à l’article de Vincent Lavoie, dont je me suis servi pour un article sur le World Press Photo où j’adopte un angle quelque peu différent du vôtre (mais où certaines interrogations reviennent...)
    http://litterature2point0.blogspot....

    Envoyé par Atopiak, le 20.02.2011 à 13.16 h
    En ligne ici