Mots d'images


Ceux qui me lisent auront remarqué que je m’intéresse aux faux (ou à la « vérité ») en photographie, avec un accent particulier - actualité oblige - pour les photos de guerre. Lors de Visa pour l’image qui a eu lieu en septembre dernier à Perpignan, le photographe et plasticien Eric Baudelaire a exposé un intéressant diptyque montrant une scène de guerre « ordinaire » à Bagdad. Ces 2 images sont des faux, minutieusement construits.
Je voulais vous en parler au moment de l’exposition, mais les images disponibles sur internet ne dépassaient guère le format du timbre poste. Aujourd’hui, on peut enfin trouver une bonne reproduction de ces images sur le net - et c’est sur le site de l’auteur ! Merci pour ceux, qui comme moi, n’étaient pas à Perpignan. Cela ne vaut évidemment pas les tirages originaux de 2 m de haut, mais c’est mieux que rien. Baudelaire Exposer ce travail dans le cadre du grand raout annuel des photographes de presse n’avait évidemment rien d’innocent ! Petit vent de scandale chez quelques photographes (faussement ?) effarouchés. Rien de bien grave. Ce qui est bien plus important à mon avis, c’est de faire réfléchir et prendre conscience de ce qui fait la prétendue vérité des images. Et d’essayer de dépasser l’attitude simpliste - trop répandue encore dans le public et même chez certains photographes - consistant à croire que tout ce qui est dans une photo est et doit être vrai.

Il ne faut pas se méprendre sur le sens de ces 2 images. Le spectateur pressé pourrait n’y voir qu’une énième tentative d’imiter le réel. Mais à l’examen on voit bien que tout cela est trop parfait pour être vrai : les acteurs posent, les maisons n’ont pas plus d’étages que celles d’un décor de cinéma, il se passe trop de petites scènes en même temps, bref tout ressemble à une composition. Pour parfaire le tout, les esprits cultivés y trouveront moult références à des peintures et à des photos connues. Ce que nous donne à voir Eric Baudelaire relève de la théâtralité. Ce n’est pas la guerre qui est montrée ici, mais sa représentation. Toutes ces petites scènes qui se côtoient ne sont que les clichés de ce que nous avons l’habitude de consommer distraitement dans les magazines ou au journal télévisé. Pire, ce sont les images que nous attendons de voir d’une guerre d’aujourd’hui !

Les prises ont été réalisées dans les décors de la série télévisée américaine Over There, dont l’action se déroule dans le contexte de la guerre d’Irak. Ce lieu, ainsi que les pratiques qui en découlent, imprègne toute l’ambiance d’un air étrange, surréel et faux à la fois. Les téléfilms, autant que le cinéma, peinent à représenter la misère ou la saleté de manière crédible. Les metteurs en scène placent les figurants comme pour la parade. Les décorateurs déposent toujours les gravats comme des noisettes sur un gâteau. Les costumières ne peuvent s’empêcher de réaliser des drapés impeccables. Et les maquilleuses maculent les visages de souillures carnavalesques. Mais dans la vraie vie, la merde ça pue et les gens ne se maquillent pas avant de se faire éventrer. Peu nombreux sont les photojournalistes (et les rédactions !) qui arrivent à nous montrer cela. En singeant les méthodes du cinéma, Eric Baudelaire nous fait percevoir, par petits décryptages successifs comment on fabrique une représentation « acceptable » de la guerre. Nous voilà donc bien loin d’un simple faux. En quelque sorte, le faux d’un faux ! Ou une parfaite mise en abîme.

Eric Baudelaire est un photographe et plasticien français, né à Salt Lake City en 1973. Infos et points de vues dans 2 articles de presse : Libération et La Croix. Pour approfondir,plusieurs texte sont disponibles sur le site de l’artiste à la rubrique biblio.

Béat Brüsch, le 10 octobre 2006 à 01.15 h
Rubrique: Voir de ses yeux
Mots-clés: dispositif , guerre , photographe
1 commentaire:
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    Moi qui ne suis pas un fan d’images de guerre je trouve ce travail extrêmement intéressant (comme celui de Sophie Ristelhueber que l’on a évoqué chacun…).
    Ton texte est très intéressant dans l’approche que tu fais de l’artiste notamment quand tu conclues :
    “En singeant les méthodes du cinéma, Eric Baudelaire nous fait percevoir, par petits décryptages successifs comment on fabrique une représentation « acceptable » de la guerre.
    Nous voilà donc bien loin d’un simple faux..”

    En revanche, lorsque tu dis :
    “Ce qui est bien plus important à mon avis, c’est de faire réfléchir et prendre conscience de ce qui fait la prétendue vérité des images.” , en ce qui me concerne j’ai toujours été persuadé que c’était un faux problème de rapprocher photographie et vérité. Ca revient à entretenir une imposture qui date du début de la photographie (la photographie serait la réalité, constituerait une preuve de…etc.) Rappelons-nous que la photographie est une construction comme les autres et si elle entretient des rapports à priori plus étroits avec ce que l’on croit identifier comme la réalité, cela est dû à sa nature, mécanique, qui génère une production non faite de main d’homme donc “neutre” (mettre mille guillemets ;-) . Ce qui serait pour ceux qui pensent ça un synonyme de vérité puisque mécaniquement "neutre". Il suffit que tu bouges la tête de gauche à droite puis de droite à gauche devant n’importe quelle scène et tu verras que la photographie n’a rien avoir avec ta réalité… Il ne faudrait pas dire : “Ce qui est bien plus important à mon avis, c’est de faire réfléchir et prendre conscience de ce qui fait la prétendue vérité des images.” Mais plutôt : “Ce qui est bien plus important à mon avis, c’est de faire réfléchir et prendre conscience de ce qui fait la fabrication des images.” Et là je te suis à 100%
    De ce point de vue Eric Baudelaire s’y prend très très bien car il ne produit pas de “faux” mais des images construites par lui, ne jouant pas l’imposture puisqu’il annonce la couleur : on est dans la pose, l’artifice objectif, un truc qui ne cherche pas à se substituer à une prétendue image de presse ou à une quelconque "Vérité" d’opérette liée généralement à une morale.
    Il y a quelqu’un d’autre de remarquable qui a fait ça très bien, c’est le photographe canadien Jeff Wall qui présente des constructions dans des caissons lumineux. Il en avait fait un avec des “soldats russes” où chaque élément est digitalisé dans une composition posée, hyperconstruite, étonnante :

    Jeff Wall, vue générale (tu cliques sur enlarge)

    Là, il y a le détail des soldats (ce sont de très grands panneaux) :

    Jeff Wall : agrandissements

    Envoyé par holbein, le 14.10.2006 à 15.20 h
    En ligne ici