Les images des manifestations actuelles en Égypte sont bien plus abondantes qu’elles ne le furent pour les évènements récents de Tunisie. [1] Pour la presse, il n’y a que l’embarras du choix. Plus besoin de puiser dans les archives ou dans des images à la périphérie des évènements pour ne donner qu’une version illustrative de l’actualité.
Le Courrier, quotidien indépendant de Suisse romande, publie une grande photo (de Keystone) en une de son édition du week-end. On y voit une manifestation dans laquelle on brandit des pancartes anti-Moubarak. La légende nous dit : « À l’heure où nous mettions sous presse, la contestation était encore massive dans les principales villes égyptiennes, malgré le couvre-feu nocturne décrété par le président Hosni Moubarak. Ce dernier a appelé l’armée à la rescousse. »
L’image pose quelques problèmes, car elle détonne par rapport à toutes celles qu’on peut voir ailleurs. Ici, les manifestants sont sagement rangés sous leurs banderoles et défilent pacifiquement. On dirait presque qu’ils sont « organisés ». De plus, leur physionomie ne ressemble pas à celle des Égyptiens qu’on s’habitue déjà à voir partout depuis quelques jours. Et pour cause... contrairement à ce que laisse entendre la légende et à ce que peuvent faire croire les textes en écriture arabe, nous ne sommes pas en Égypte, mais dans une manifestation qui s’est déroulée le 28 janvier à Istanbul. (Vous en doutez ? Une autre photo - de Reuters, celle-là - prise dans la même manifestation, est visible ici, au No 50)
Le Courrier nous a habitués - mais pas convaincus - à une utilisation des photographies pour le moins originale. Régulièrement décalées par rapport aux réalités textuelles, leurs images se rangent résolument dans le registre illustratif [2] sans qu’on sache toujours pourquoi, alors que la légende ne fait souvent qu’épaissir le mystère qui entoure ces choix éditoriaux. Est-ce par maladresse, par un besoin d’anticonformisme ou pour des raisons économiques qu’on nous propose régulièrement des photographies qui ont l’air d’être des deuxièmes choix ? Cette fois, on a visiblement opté pour un sujet qui correspond à l’imagerie du réalisme révolutionnaire tel qu’il se doit d’être véhiculé par un journal de gauche : tous rangés derrière la même bannière, les chefs devant et « à bas le dictateur ». Ce n’est malheureusement pas exactement ce qui se passe en Égypte. On en est même bien loin, car on constate dans tout le pays qu’il s’agit bien d’un mouvement spontané et inorganisé, issu d’un ras-le-bol grossièrement formulé. Montrer cela de la manière dont le fait cette couverture est juste ridicule et touche à la désinformation.
Le dispositif graphique de cette couverture, avec son titre, son image et sa légende s’affirme clairement comme une contribution de type documentaire, alors qu’en réalité, il est construit à la manière d’une illustration qui ne dit pas son nom. Cette ambiguïté mensongère, qui heureusement n’est pas reprise dans les pages intérieures, fait aujourd’hui passer Le Courrier pour une vulgaire feuille de boulevard.
Notes:
[1] Voir par exemple ces 2 billets sur Culture Visuelle :
Egypte : de la révolution dans les images
Suivre de loin la médiatisation en ligne des évènements Egyptiens.
[2] « Illustratif », au sens d’une image mise au service d’un discours, en opposition à une image documentaire. Selon les concepts développés dans ce billet.
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