Mots d'images


Je ne sais pourquoi, de retour d’une exposition du musée de l’Élysée j’ai pensé à la nouvelle photo officielle du Conseil Fédéral. J’avais pourtant juré que je ne parlerais plus de ce marronnier confédéral, cet étalage annuel de platitude illustrée. L’exposition que je venais de voir est vouée à la contre-culture en Suisse, un sujet bien éloigné, on le devine, d’une photographie officielle de gouvernement. Mais le cheminement des idées stimulées par les images ne se maitrise pas (et c’est très bien comme çà).

L’image de cette année représente un gouvernement sagement réuni devant une grande image de sous-bois printanier, comme celles qu’on peut trouver dans les bricocentres pour tapisser le mur de la chambre d’amis. Une vision lisse qui ne peut engendrer qu’indifférence et passivité. La presse ne s’est pas enflammée pour le sujet, loin de là. Mais je vois sur internet qu’une bonne partie des titres de la presse écrite romande se fendent d’un article… Las, c’est toujours le même papier à l’humour lourdingue qui est repris. (Normal, tous ces journaux appartiennent au même groupe de presse !)

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Photo Corinne Glanzmann

Dans l’exposition sur la contre-culture, quelques photographies nous montrent des personnages posant devant un fond, mais avec un cadrage élargi nous permettant de voir le dispositif de prise de vue : éléments d’intérieur, projecteurs, etc. Cette manière n’est certes pas constitutive de la contre-culture des années 60 à 70. (Elle doit être au moins aussi ancienne que la première prise de vue en studio.) Mais son utilisation, à fin de souligner l’artificialité d’une prise de vue, date probablement de ces années de contestation et de remise en cause. Aujourd’hui le procédé est devenu banal, tellement assimilé qu’on a un peu oublié sa signification. En se mettant en scène devant l’image d’un paysage, en soulignant par le cadrage qu’il s’agit bien d’une image, le conseil fédéral (ou sa photographe) nous donne à voir un artifice. L’a-t-il voulu ainsi ? Madame Widmer-Schlumpf, la nouvelle présidente de la confédération, a-t-elle vraiment choisi de se montrer devant cette image ou voulait-elle juste s’afficher devant un sous-bois ? On le saura peut-être. Et on se demande si cette photographie officielle ressort d’un banal manque d’imagination ou d’un parti pris de distanciation marqué par une certaine modernité. Corollairement, je sais maintenant comment cette exposition m’a fait penser à l’image du conseil fédéral ;-)

En cherchant un tout petit peu, on trouve un détail qui n’a été exploité ni par la chancellerie fédérale, ni par la presse (endormie). L’image du sous-bois ne provient pas d’un supermarché. Il s’agit d’une peinture du Suisse Franz Gertsch, un des acteurs importants de la peinture hyperréaliste. Ce courant, qui a explosé dans les années 70, a vu des peintres, principalement américains, s’attacher à reproduire des photographies avec un luxe de détails spectaculaires sur des toiles de grand format. Franz Gertsch a débuté sa carrière internationale en 1972 à la documenta 5 à Kassel, invité par le curateur Harald Szeemann. Aujourd’hui, il est un des rares peintres à disposer, de son vivant, d’un musée qui lui est dédié. En 2007 il se lance dans la réalisation d’un cycle de 4 toiles de grand format consacré aux 4 saisons. Il a alors 77 ans et il sait que chaque toile l’occupera pendant près d’une année. En été 2011, le Kunstmuseum de Zürich lui a consacré une grande et (semble-t-il) belle exposition. Les quatre saisons y figurent au centre et suscitent l’admiration. C’est devant une de ces toiles que pose aujourd’hui le conseil fédéral. Elles sont actuellement exposées au Museum Franz Gertsch à Bertoud. Je suppose qu’on n’a pas demandé à cet aréopage surbooké de se déplacer in corpore au musée pour prendre la pause. Celle-ci aura été réalisée en studio sur un fond facilitant le détourage. L’incorporation devant cet arrière-plan, pourtant très fouillé, est bonne. Mais comme toujours, c’est vers les pieds qu’il faut regarder pour déceler le montage. Les reflets sur les souliers sont bleutés, ils ne proviennent pas du même univers colorimétrique que le parquet et les ombres immédiates autour des souliers sont plutôt irréelles. En continuant de scruter l’image en haute définition, on trouve aussi quelques légers défauts de détourage.

Une question a beaucoup agité la critique, lors de l’émergence de la vague hyperréaliste : (je simplifie) les peintres hyperréalistes s’attachent-ils à reproduire la réalité d’une photographie ou à reproduire une réalité qui a été photographiée ? Autrement dit, la photo n’est-elle qu’un outil intermédiaire, bien commode pour arrêter le temps et permettre de travailler durablement en atelier, ou alors est-ce une fin en soi, un modèle à disséquer et à reproduire ? Les réponses ont été diverses et nuancées selon les critiques, les artistes, ou même selon les oeuvres considérées. Toujours est-il, qu’il faut bien constater que sur la plupart des peintures hyperréalistes, on assiste à la reproduction fidèle des artefacts constitutifs de la photographie (principalement le bokeh), une vision qu’un peintre ne pouvait envisager avant l’apparition de la photographie. Si on admet ce principe des hyperréalistes, il faut bien constater que cette nouvelle image du conseil fédéral constitue une vertigineuse mise en abyme. Nous avons la photo d’un sous-bois, fidèlement reproduite en peinture, qui elle-même va servir de fond photographique pour « décorer » la photographie officielle.

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Le printemps - détail
© Franz Gertsch

Tout ça pour ça ! Il ne faut pas se leurrer, personne lors de la conception de cette image n’a imaginé tout ce que ce « montage » pouvait potentiellement engendrer comme trouble interprétatif. Je pense qu’on a voulu primairement montrer un sous-bois printanier. Le vernis culturel procuré par l’utilisation d’une peinture est probablement arrivé en plus, et d’ailleurs, son aura n’a pas été vraiment exploitée [1]. C’est un peu dommage pour la peinture, car réduire une toile hyperréaliste de presque 5 m de large (325 x 480 cm) à un format à peine plus grand qu’une carte postale n’a pas beaucoup de sens. On privilégie ainsi le sujet dans sa banalité première, alors que chez les hyperréalistes tout l’intérêt se situe dans la réinterprétation en format géant de cette banalité pour lui donner une épaisseur. Ici, cette épaisseur ne se devine même pas. Le spectateur non averti ne voit que le paysage et c’est un peu comme si on niait tout le travail du peintre. On ira jusqu’à dire que pour cet usage, un sous-bois de bricocentre aurait tout aussi bien pu être utilisé. Ce qui nous fait retomber dans la banalité évoquée au début de ce billet. Oui, tout ça pour ça ;-)

Et l’expo de l’Élysée alors ?

Pas mal. Mais comme toujours quand on réunit beaucoup d’auteurs dans une thématique, le résultat est très inégal. Entre ceux qu’on aime spontanément avec toute notre subjectivité, ceux qui ne nous touchent que peu - mais qui ont leur place dans le propos de l’exposition - et ceux dont on se demande ce qu’ils ont à voir avec le sujet, il y a une grande marge d’appréciation. Ce qui est intéressant c’est de prendre conscience de ce que la photo a pu apporter de nouveau à une époque donnée et de mesurer combien on a tendance à assimiler ces apports jusqu’à oublier qu’il a bien fallu les inventer un jour. Prendre du recul, quoi.
L’exposition CONTRE CULTURE / CH fermera le 29.01.12.

Au sujet de Hans Gertsch,

on verra avec plaisir cette vidéo tournée lors de son exposition du Kunsthaus de Zürich (2:50) et avec beaucoup d’intérêt cette autre vidéo (8:01) où on le voit peindre le tableau de l’hiver du cycle des quatre saisons. Cette galerie présente des photos de la célèbre série des peintures qu’il a réalisées sur Patty Smith. Enfin, pour se (re)plonger dans le mouvement hyperréaliste on visitera hyperrealism.net.

Retrouvez mes précédents billets

sur la saga des images du Conseil Fédéral ici : 2011 - 2010 - 2009 A - 2009 B - 2008 - 2007

Notes:

[1] ... comme peuvent le faire certains politiciens populistes et hâbleurs en posant devant un tableau de Hodler ou d’Anker, oeuvres à partir desquelles il est assez facile de récupérer des valeurs suisses traditionnelles.

Béat Brüsch, le 13 janvier 2012 à 15.28 h
Rubrique: A propos d’images
Mots-clés: culture , exposition , musée , peinture , peoples
2 commentaires
Les commentaires sont maintenant fermés.
    1

    Je me prends un peu au jeu des 7 erreurs…

    En regardant la photo à cette adresse, le détourage du haut des cheveux de Doris Leuthard (5e en partant de la gauche) est raté (alors que le reste du détourage est plutôt réussi, à quelques exceptions près). Le fond vert y apparaît très nettement.

    Il est un peu surprenant que la photo n’ai pas été prise sur un fond blanc, plus neutre et qui ne posait pas de problème avec la tenue des personnes pour le montage.
    Et en effet, même si le travail d’intégration a été soigné, les ombres autour des chaussures ne sont pas toujours réussies et ces dernières "flottent" un peu dans l’air pour les deux premières personnes.

    Je vois une légère déformation due à l’objectif pour les quatre personnes des deux extrémités alors que le tableau derrière et la jonction parquet/mur sont parfaitement horizontaux.
    Enfin, j’en viens à me demander si les membres du gouvernement n’ont pas été photographié, soit individuellement, soit en plusieurs fois…

    Envoyé par Xavier, le 17.01.2012 à 14.39 h
    2

    Le jeu des 7 erreurs, ce n’était évidemment pas le but de ce billet (qui mélange déjà allègrement plusieurs sujets !), mais c’est bien vu, en particulier le coup de la déformation des personnages des extrémités qui ne se retrouve pas dans la photo du tableau. Imparable !

    Envoyé par Béat, le 17.01.2012 à 15.15 h
    En ligne ici