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mot clé «éthique»

Quand j’entends parler de problèmes relevant de l’éthique en photographie, je suis toujours surpris de constater à quel point on tend à vouloir généraliser les mêmes exigences morales à l’égard de tous les types de photos. « LA photo c’est ci... LA photo c’est pas ça... » Mais il y a 1000 façons de faire et d’utiliser des photos !

Régulièrement, des cas de retouches de photos spectaculaires défraient la chronique. Ils ont en commun le fait de survenir dans la presse et d’être abondamment dénoncés par les blogs et par la presse concurrente, trop ravie de paraître momentanément plus vertueuse que « l’autre ». Le public s’émeut, puis oublie un peu ou se résigne. D’un côté, il est bien au courant des nouvelles possibilités apportées par le numérique, et de l’autre, cela ne le conduit pas forcément à revoir ses croyances liées à des images. Au passage, il est amusant de constater que les plus vives critiques de ces pratiques de retouche émanent des décrypteurs d’images patentés (moi y compris) et que ce sont les mêmes qui nous disent, par ailleurs, que les images ne représentent pas la réalité ! Alors, pourquoi tant d’acharnement à dénoncer les mensonges de ces images menteuses ? Bien sûr, je simplifie à gros traits et je joue à l’idiot du village... Alors, oui bon c’est vrai, il est toujours nécessaire de décrypter les dérapages, de les mettre en perspective, d’argumenter et d’évoquer une éthique des images. Mais il n’empêche... même si on peut les expliquer par de nombreuses raisons (historiques, mécaniques, psychologiques, philosophiques, etc.), ces questions n’ont pas fini de troubler tout le monde, spécialistes ou non.

La photo de presse est toujours au centre de ces préoccupations. Elle cristallise toutes les attentes et partant, toutes les critiques. Alors que de lourdes menaces de discrédit planent sur la presse, il me parait nécessaire de prôner une attitude sévère envers toutes les altérations possibles de ces images-là et des informations qu’elles véhiculent. Nous le devons, car il n’est pas imaginable de pouvoir réglementer ces pratiques avec une quelconque liste de recommandations. Pour éviter tout dérapage, il faut donc appliquer une sorte de « principe de précaution ». (Mais il est déjà difficile de définir un contenu pour ce principe simple, ce qui montre bien l’impossibilité d’une réglementation !). On inclura à cette catégorie de photos « intouchables », les photos à usages documentaires, celles qui doivent (devraient) attester des informations visuelles, bref, toutes celles chargées d’une grande attente de crédibilité.

Or il y a toutes les autres photos ! La presse n’est pas la seule à en montrer. Il se produit bien plus de photos, partout, tous les jours, qui ressortent à d’autres usages. La sévérité que nous appliquons aux photos de presse et d’information ne doit pas forcément s’appliquer à toutes les photos du monde ! J’ai parfois l’impression que dans le public et chez certains photographes, on juge toutes les photos à l’aune de celles de presse. Cela ressemble même à un déni de la nature des autres pratiques de l’image. Les photos ressortant du domaine artistique, ou plus simplement de l’expression personnelle, des métiers de la communication (pub), de la satire et de bien d’autres encore, n’ont que faire des usages et des contraintes de la photo de presse. On me rétorquera que toute photo, quelle que soit sa provenance peut un jour atterrir dans la presse. Ce problème, bien réel, est toutefois de la responsabilité de la presse. C’est à elle de s’assurer de la provenance de ses documents, de les utiliser à bon escient et de les mettre en perspective. Je répète pour que cela soit bien clair :-) C’est à elle (la presse) de s’assurer de la provenance de ses documents, de les utiliser à bon escient et de les mettre en perspective.

Il faut aussi comprendre que ce qui sort d’un appareil photo, qu’il soit argentique ou numérique, ne produit pas automatiquement de la « réalité » directement exploitable en tant que telle. L’aplatissement en 2D fourni par l’appareil de photo livre un document que notre ensemble oeil/cerveau doit analyser et « reconstruire », selon ses conventions, pour produire une information utilisable (une image, quoi ;-) Par exemple, dans son environnement habituel notre oeil/cerveau corrige automatiquement certaines aberrations optiques. Il redresse les lignes de fuite des perspectives verticales, il atténue des dominantes de couleur de la lumière ambiante, il distingue les formes humaines bien mieux que les autres, il a une notion immédiate de la distance des objets (vue stéréoscopique), etc. Un appareil photo est (actuellement !) incapable de tout cela. Il livre un document brut, aplati, qui ne propose pas toujours ce qu’un oeil normalement exercé peut « comprendre ». Souvent, notre oeil ne reconnait les objets que parce qu’il les a déjà vus « en vrai » et non grâce au talent du photographe ! Le vrai boulot du photographe, comme de tout producteur d’images, est de faire en sorte que cette représentation en 2D corresponde le mieux possible à ce qu’il faut voir.

Il n’y a pas que la prise de vue qui fait l’image. Il y a un « avant » et un « après ». Dans l’idéal, la production d’une image photographique se passe en trois temps : projet, prise de vue, postproduction.
• Le projet est l’étape la moins visible. Pourtant, elle éclairerait bien le sens des images si elle parvenait jusqu’au spectateur. Étape souvent éludée par les inconscients, elle me semble pourtant déterminante. C’est elle qui fixe un cadre à la suite du processus et donne des clés pour l’interprétation. Mais point n’est besoin de faire absolument compliqué : même l’attente d’un « instant décisif » est un projet !
• Je ne m’étendrai pas, ici, sur l’étape de la prise de vue qui semble être connue de tout le monde, si ce n’est pour rappeler qu’il y a un monde entre une image « volée » dans la rue et une prise de vue sophistiquée sous les flashes d’un grand studio.
• J’appelle « postproduction », toutes les opérations - possibles, mais pas obligatoires - survenant après la prise de vue et visant à rendre une image visible. Le terme, bien qu’un peu jargonnant, a le mérite d’être global et peu connoté.

(Je me méfie des mots : ici, le mot qui tue est « manipulation ». En matière de photo, il est toujours utilisé dans sa pire acception ! Si on parle de manipulation quand, par exemple, on esthétise une image, il faut alors admettre aussi que nous manipulons notre monde tous les matins, lorsque nous choisissons la couleur de notre cravate, de notre t-shirt ou de notre rouge à lèvres. Et de se contenter de prendre le t-shirt du dessus de la pile est un choix aussi !)

Ceux qui m’ont suivi jusqu’ici s’en doutent : j’attache beaucoup d’importance à la postproduction. Mais on ne peut en parler sans revenir à la notion de projet. Si cette étape va sans dire pour une démarche artistique, pour une enquête ou pour un témoignage social, il faut la voir aussi comme essentielle dans tout travail photographique un tant soit peu créatif. C’est là qu’on va décider du cadre de ce travail, de ses buts et de ses objectifs, de cerner le public auquel on va s’adresser, du média de diffusion et - surtout si c’est une commande - du message qu’il faut transmettre (certains sont payés pour cela !). Nous voilà tout à coup bien sérieux et compliqués pour une simple photo ;-) De fait, j’essaie simplement d’attirer l’attention sur l’importance de déterminer dans quel contexte on évolue. Cela permet d’adapter son comportement éthique à ce contexte.

Une image est, de façon consciente ou non, une construction intellectuelle. C’est aujourd’hui devant un écran que beaucoup d’images sont finalisées. C’est là qu’on les façonne pour qu’elles deviennent de véritables images, avec leur statut d’image, leurs vérités et leurs mensonges, leur puissance d’évocation. Mais aussi avec toutes les ambiguïtés, voulues ou non, qui font que jamais on ne pourra être sûr de toutes les interprétations qui en seront faites. Les outils sont incroyablement plus puissants qu’ils ne l’étaient pour l’argentique. Les compétences - techniques, éthiques - pour les utiliser à bon escient doivent être à la mesure de cette nouvelle donne : très élevées. Il s’agit de mettre une image en conformité avec son projet. Certains prétendront qu’ainsi on tord la réalité. Mais cette « réalité » a été tordue lors de la prise de vue, au moment de la mise en boite en 2 dimensions. La postproduction peut contribuer à la détordre. Souvent, une retouche plus ou moins sévère, tend (ou devrait tendre) à rendre l’image plus lisible, à lui donner du sens. À l’instar du roman, une dose de fiction peut révéler bien plus de réalités qu’un compte rendu strictement documentaire qui est quelques fois difficile à déchiffrer.

Ce qui complique singulièrement le débat, c’est qu’aujourd’hui bon nombre d’effets sur l’image peuvent survenir aussi bien au moment de la prise de vue qu’à la postproduction. Cette vérité est difficilement admise par des intégristes de la photo traditionnelle, mais elle trouble aussi la perception des enjeux par le public. Aujourd’hui, je peux réaliser un portrait en utilisant des lumières douces et diffuses pour atténuer les rides d’un visage, cela est bien admis. Si j’obtiens le même résultat, en toute délicatesse, mais en opérant sur un logiciel et en le faisant savoir, cela passe beaucoup moins bien. Non pas que ce soit mal réalisé, mais le procédé attire la méfiance. Une des raisons tient au fait que nous avons tous été les témoins d’exagérations. Bien des opérateurs n’ont pas le sens de la mesure. Au-delà de l’éthique, c’est aussi une question de culture visuelle.

Comment adapter son comportement éthique à des contextes, par définition changeants ? L’éthique n’est pas un corpus rigide. Ici, elle se construit sur le terrain. Les nombreuses et nouvelles possibilités d’interventions sur les images doivent, en permanence, se soumettre à une attitude morale exigeante. Les défis sont nouveaux, car à l’époque argentique, les sollicitations que nous connaissons n’existaient (pratiquement) pas. Il me semble difficile de « textualiser » cette attitude. Peut-être que des exemples seront plus parlants... Il m’est arrivé d’ajouter des nuages dans un ciel trop serein afin de donner un peu de force à une scène qui n’avait pas l’épaisseur voulue. Mais les pixels du vrai sujet - qui n’était pas le ciel - n’ont pas été touchés.

Passer la souris sur l’image

De même, je ne m’interdis pas d’« effacer » des touristes qui se trouvent au mauvais endroit, alors que mon propos (mon projet) est de faire du paysage. Dans ce cadre, j’effacerai tout aussi facilement les « objets » qui ne sont pas constitutifs ou permanents de la scène : grues, échafaudages, véhicules, etc. Mais en même temps, je ne toucherai pas aux « objets » pérennes, même s’ils me gênent : lignes à haute tension, constructions disgracieuses, etc. Sur un portrait, je pourrai effacer un bouton (qui s’y trouve passagèrement), alors que je rechignerai à supprimer une ride. Mais si j’adoucis la lumière, pour atténuer ces mêmes rides... suis-je complaisant ou suis-je plein d’égards pour la personne photographiée ? Et si c’est une photo de mode ? Le modèle étant anonyme, puis-je la retoucher puissamment ? Dois-je alors craindre les chiennes de garde plutôt que mon client qui fait dans les cosmétiques ?

Dans la critique courante de la retouche, on ne prend pas souvent en compte le critère des conventions (les standards). Aveuglement ou mauvaise foi ? C’est pourtant un facteur constitutif des images. C’est même un élément clé pour la construction et la lecture des images. Ces conventions peuvent intervenir à différents niveaux : techniques, sociaux, artistiques, etc.
• Par exemple, le flou, qui donne la notion de la profondeur, est une pure convention née des contraintes techniques de la photographie. Quel peintre aurait pu penser à cela, avant l’invention de la photographie ?
• Les conventions peuvent être du domaine social. Quand des pratiques se généralisent, elles finissent par avoir « force de loi ». Qui s’étonne encore des ciels exagérément bleus des images touristiques ou des photos « hyperliftées » issues des milieux de la mode et des cosmétiques ? Un photographe ne défend pas forcément ces valeurs, mais il reflète les valeurs du moment et de l’environnement social auquel il s’adresse.
• Les conventions artistiques sont plus diverses et échappent parfois à l’analyse. Elles peuvent prendre le contre-pied des conventions sociales bien installées ;-)

Peut-être serait-il temps de remettre les photographes au centre de la fabrication des images ? Il faut bien reconnaitre qu’avec le partage des outils de traitement, tout le monde se sent autorisé à intervenir sur n’importe quelle image. Et cela est particulièrement vrai dans la presse ou les délais sont tellement raccourcis que la postproduction échappe totalement au photographe ! (La presse, ce n’est pas le sujet ici, mais ça revient toujours ;-) Beaucoup de photographes ont été un peu lents à acquérir les nouvelles compétences techniques, mais ça change... Ils ont tout à gagner à se réapproprier la maîtrise du processus de fabrication. Car ce sont eux les auteurs, c’est à eux de décider du contenu de leurs images. (Et s’il le faut, tant que les lois sur les droits d’auteurs ne seront pas profondément modifiées, ils ont la loi de leur côté pour défendre cette posture !) Mais il leur faudra beaucoup de « doigté », un sens de la mesure et une grande honnêteté, toutes qualités extrêmement subjectives, et pour tout dire, pas forcément résistantes quand de grands intérêts sont en jeu...

L’éthique n’est pas soluble dans Photoshop (c’est pourquoi elle ira peut-être se faire voir ailleurs...) car, contrairement à ce qu’on peut croire, ce ne sont pas les logiciels qui font les images. C’est l’usage qui en est fait qui peut-être crapuleux ou vertueux.


Quelques articles récents parlant du statut de l’image contemporaine :

• André Gunthert : Derrière Simone de Beauvoir Retour sur « l’affaire » du Nouvel Obs.
• Philippe de Jonckheere : Un hommage imparfait, mensonges et demi-mensonges « ...il semble que le progrès soit plus vif que la réflexion éthique, un peu à l’image des manipulations génétiques dans lesquelles les avancées scientifiques sont nettement plus rapides que la compréhension éthique et politique qui devrait réguler le cadre des recherches. »
• André Gunthert : L’empreinte digitale. Théorie et pratique de la photographie à l’ère numérique « …les photographes savent bien qu’en changeant d’objectif ou de film, ils disposent au moment de la prise de vue d’une marge de manœuvre importante, qui leur permet de modifier l’aspect, la géométrie ou les couleurs d’une scène. On ne saurait décrire un appareil photographique comme un médiateur transparent du réel : il doit plutôt être compris comme une machine à sélectionner des interprétations, selon un ensemble de paramètres aux interactions complexes, qui requièrent des choix précis. Un aiguillage plutôt qu’un miroir. »
• Sophie Blitman : Que nous disent les images contemporaines ?

(Tout ces articles sont de - ou font référence à - André Gunthert. C’est notre maître ;-) Qu’il soit ici remercié pour la pertinence de ses propos et les éclairages qu’il apporte sur les évolutions de la photo contemporaine.)

Béat Brüsch, le 14 février 2008 à 22.15 h
Rubrique: A propos d’images
Mots-clés: contexte , dispositif , manipulation , photomontage , retouche , éthique
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Chers amis de la poésie et du bon goût, voici une image qui va vous combler...
Cet été, j’ai été amené à changer d’application FTP (File Transfer Protocol - Cela sert à envoyer ou retirer des fichiers sur un serveur distant). On dit beaucoup de bien de RBrowser, alors allons-y. Il y a même une version light gratuite, ça aide. Côté fonctionnement du programme : rien à dire, l’informaticien à fait du bon boulot. Pourtant, lorsqu’on télécharge un fichier, voici la jolie petite icône qu’il nous présente, pour le cas où nous voudrions interrompre l’opération...
Vous remarquerez le délicat liseré rouge sur la lame. Si votre écran est de bonne qualité, vous verrez aussi que le bas des montants de bois est teinté de rouge. Là, je vois votre imagination galoper... vous vous dites que si on clique sur le bouton pour interrompre le téléchargement on va voir tomber la lame. Vous avez tout juste !
Le terme abort, bien que correct d’un point de vue informatique, n’est déjà pas des plus élégants (le sens premier signifie avorter). On aurait pu, de surcroit, nous épargner la violence de cette icône. Tous les designers savent que, sous des dehors pauvres, les icônes peuvent présenter un contenu sémantique plus large. En général, elles ne font sens que dans un contexte donné et convenu. Leur succès dans les interfaces d’ordinateurs, en tant que raccourcis, est justement dû à cela. (Une représentation d’imprimante = « Je voudrais bien que mon ordinateur demande à mon imprimante d’imprimer cette page »). Si on décide d’enrichir ce concept basique en utilisant des métaphores visuelles plus « ambitieuses », il faut alors, mesurer toute l’étendue du champ sémantique qu’elles recouvrent. Cela demande un certain doigté que ne possède pas le premier informaticien venu, aussi génial soit-il. (Certains sont aussi doués pour la communication visuelle que je le suis moi-même en informatique ;-)
Inculture ? Ignorance ? Infantilisme ? Manque de repères ? Irrespect ? Humour ? Provocation ? Pour moi c’est un peu tout cela à la fois : aujourd’hui on ose. On ose tout.
Soyons plus clairs. Il n’y a pas de sujets tabous et on peut tout dire, tout faire. Mais dans un contexte défini. On ne peut pas poser n’importe où et n’importe comment, un symbole aussi connoté qu’une guillotine, alors que 69 pays dans le monde, à commencer par les plus grands (Chine, Etats-Unis) maintiennent encore la peine de mort.
Chiffres et arguments ici :
Wikipedia, Amnesty international, Coalition mondiale contre la peine de mort. (Je ne mets pas de lien vers ce logiciel. Vous le trouverez facilement si le coeur vous en dit.)

Béat Brüsch, le 5 septembre 2007 à 16.50 h
Rubrique: A propos d’images
Mots-clés: métaphore , société , éthique
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Les grands classiques

Les images paisibles d’enfants heureux sont légion. Il en est malheureusement beaucoup d’autres, mettant en scène des enfants victimes des pires atrocités. Celle de Kim Phuc, la petite Vietnamienne de 9 ans, est probablement celle qui a le plus fortement et le plus durablement marqué les mémoires. Le 8 juin 1972, le photographe Nick Ut est sur la route menant au village de Tran Bang, tenu depuis 3 jours par les troupes du Nord-Vietnam et assiégé par les Sud-Vietnamiens. La plupart des habitants du village ont déjà fui les lieux et se tiennent sur la route, à quelques kilomètres, dans l’espoir de retourner chez eux après la fin des combats. Alors que tout indiquait qu’il n’y avait plus un Nord-Vietnamien dans le village, l’armée sud-vietnamienne décide néanmoins de bombarder le village au napalm. Sur la route, aux avant-postes, se tient une petite armada de soldats, de photographes, cameramen et autres journalistes, tous dans l’attente du « spectacle » annoncé... (Qui a vu le film Apocalypse Now peut effectivement parler de « spectacle », même si cette désignation est terriblement ambigüe - c’est d’ailleurs une des clés du film, mais je m’égare !)
Sitôt après l’attaque, ces témoins « privilégiés » voient s’échapper et courir vers eux des rescapés, pour la plupart grièvement brûlés. Kim Phuc, la petite fille, est nue car elle s’est débarrassée de ses vêtements en feu. Tous crient atrocement. Après avoir dépassé les témoins, ils s’arrêtent enfin. Certains tentent maladroitement de leur venir en aide. Nick Ut, parlant le vietnamien, est le seul journaliste à pouvoir communiquer avec eux. Avec son chauffeur, dans son minibus maintenant bondé, il transporte Kim et des membres de sa famille vers un hôpital – à une heure de route – et insistera personnellement auprès du personnel médical pour que la petite soit prise en charge. (En temps de guerre, les hôpitaux, débordés, privilégient les soins aux personnes qui ont le plus de chances de s’en sortir. Et Kim ne faisait sans doute pas partie de cette catégorie.) Dans cet article (en anglais), Nick Ut se souvient de cette journée...
Kim Phuc, après 14 mois de soins et 17 opérations chirurgicales, s’en est sorti. Elle vit maintenant au Canada avec ses 2 enfants. Elle a été nommée Ambassadrice de Bonne Volonté (Goodwill Ambassador) de l’UNESCO en 1997. Nick Ut n’avait jamais raconté qu’il avait sauvé cette petite fille. Ce n’est que 28 ans plus tard que Kim Phuc, devant la reine d’Angleterre, a rapporté qu’il lui avait sauvé la vie.
La photo ne paraitra que le 12 juin dans le New York Times. Sa parution ne fut pas retardée par des problèmes techniques (on disposait déjà de moyens de transmission, à l’époque). Cela peut nous paraître surréaliste aujourd’hui, mais de très vives discussions se sont engagées entre rédacteurs pour savoir si on avait le droit de publier la photo d’une personne nue ! Finalement, entrevoyant tout de même l’importance de cette photo, il fut décidé de la publier, non sans obtenir la garantie de ne pas en faire un agrandissement. Il paraîtrait même que l’on a flouté légèrement la région pubienne de la petite fille.
Cette image a eu un grand impact et a prétendument permis d’accélérer la fin de la guerre du Vietnam. Il faut relativiser son importance dans ce cadre, ne serait-ce que parce qu’elle arrive à un moment où la fin de la guerre est en vue. Mais sa très grande force iconique vient de sa propagation. Elle a été utilisée, récupérée et décontextualisée par d’innombrables mouvements idéologiques, politiques ou religieux. Et ceci, dans les projets éditoriaux les plus divers. (Dans ce registre, Le Cri d’Edward Munch, n’a qu’à bien se tenir !) Ronald N. Timberlake, est un vétéran de la guerre du Vietnam et s’insurge de certaines dérives dans un texte largement diffusé sur internet : The Myth Of The Girl In The Photo.
La photo en haut de ce billet représente le cadrage de sa parution dans le NY Times. Très forte, dramatique et bien centrée sur le sujet. Mais on peut trouver d’autres cadrages, ainsi que d’autres photos de la scène qui racontent autant d’autres histoires. Par exemple, si on élargit le cadre, on voit à droite un photographe. Il s’agit de David Burnett, qui un instant plus tard, a saisi cette image : D’autres images encore, font voir l’armada de journalistes dont je parlais plus haut et pourraient raconter l’histoire d’une petite fille qui serait victime de l’acharnement de la presse et de sa passivité face à ses souffrances. (C’est le statut des photographes de guerre qui est en question ici. N’ayant jamais entendu siffler une balle ailleurs qu’au cinéma, je me garderai bien de donner une quelconque leçon...) Gerhard Paul, nous parle de cela et de bien d’autres aspects de cette image dans un essai passionnant sur l’authenticité, l’icônisation et la surmédiatisation d’une image de la guerre. Dans son article (en allemand) vous trouverez également tout un appareil de références, ainsi que certaines images pour le moins étonnantes. Nick Ut (de son vrai nom Huynh Cong Ut) est né en 1951 au Vietnam. À 16 ans il entre à l’agence Associated Press. Son frère ainé, Huynh Thanh My, photographe chez AP aussi, vient d’être tué. Il réside et travaille aujourd’hui à Los Angeles, toujours pour Associated Press. Le Prix Pulitzer lui a été remis pour cette photo en 1973. Aujourd’hui, 35 ans plus tard, il est célébré pour la photo pipole d’une richissime bécasse délurée... Il faut bien vivre ! Je dis cela sans mépris pour le photographe, car je comprends bien qu’on ne puisse pratiquer la photo de guerre pendant toute une vie. Mais je ne peux m’empêcher de me demander... : le raccourci saisissant entre ces 2 photos, à 35 ans de distance, nous donnerait-il la mesure du changement de nos exigences en matière de photo de presse ? Je ne veux pas le croire...

Béat Brüsch, le 15 août 2007 à 18.30 h
Rubrique: Les grands classiques
Mots-clés: guerre , peoples , photographe , photojournalisme , éthique
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Les visiteurs français de ce blog sont 2 fois plus nombreux que les Romands (les Suisses francophones). Voici donc, spécialement expliqué aux Français, le phénomène qui a agité notre paysage médiatique ces derniers jours (les Suisses ont le droit de lire aussi, mais ils sont peut-être déjà au courant).
Le peuple helvète est appelé aux urnes le 17 juin prochain, pour décider s’il accepte la 5e révision de l’AI (pour faire simple : une espèce de Sécu qui verse des rentes aux invalides) proposée par le gouvernement, ou s’il préfère le référendum qui a été lancé contre cette révision. Ce dernier est soutenu, entre autres, par l’USS (Union Syndicale Suisse). En gros (mais vraiment très gros, car cela n’est pas le sujet de ce billet), cette révision rendra l’obtention d’une rente d’invalidité plus difficile qu’avant.
Les syndicats, c’est bien connu, ne disposent pas de moyens astronomiques pour réaliser de grandes campagnes de presse. C’est pourquoi ils ont usé d’un vieux stratagème qui a très bien fonctionné. Cela leur a permis d’économiser des centaines de milliers de francs (1 Fr = environ 0,6 Euro) en frais d’espaces publicitaires.
Pour sa campagne en faveur du référendum, l’USS a édité une série de cartes postales comprenant des images-chocs. Elles représentent principalement des conseillers fédéraux (ministres [1]) transformés en invalides par les miracles de la retouche. Les trois ministres choisis, ainsi qu’un autre politicien, sont tous de droite ou d’extrême droite et sont précisément ceux qui ont « trempé » dans cette 5e révision.
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Tollé. Crime de lèse-majesté. Tous les grands journaux nationaux et régionaux, ainsi que la télévision se sont emparés des images scandaleuses de nos conseillers fédéraux mutilés et les ont reproduites. Dame, il faut bien documenter le lecteur ! Seule la radio, pour des raisons évidentes, n’a pas pu les montrer. Du coup, ces cartes postales, savamment envoyées aux grands journaux dominicaux qui en ont fait leur scoop, ont été vues bien plus que si elles avaient fait l’objet d’un plan-média. Et de surcroit dans les parties rédactionnelles !
A-t-on le droit de manipuler pareillement les images des conseillers fédéraux ? Est-il permis de travestir le statut des handicapés pour défendre des idées politiques ? Telles sont, très résumées, les questions qui se posaient dans les médias, dans les micros-trottoirs et au café du commerce. Ma réponse est simple : oui, puisque ça marche ! Tant que les médias continueront à flatter le voyeurisme du lecteur, ces opérations de com resteront profitables. Le scandale fait vendre. Et du coup, il permet aux protagonistes désargentés, mais culottés, de s’offrir un coup de pub sans bourse délier. Le vrai problème est que cette instrumentalisation de la presse risque de remplacer le débat de fond en le transférant sur le terrain émotif. Mais il faut dire aussi que ce risque est déjà présent dans toutes les opérations de com.
bloch
Dans le détail, pour les diverses questions d’éthique qui peuvent se poser, voici quelques éléments de réponses :
- Les politiciens sont des personnages volontairement publics et à ce titre ils s’exposent à être caricaturés. Cela est d’ailleurs souvent considéré comme un signe de notoriété bienvenu.
- À ceux qui -immanquablement- fustigent le principe de la retouche de photos, je répondrais que nous sommes ici dans un cas typique où la retouche ne cherche pas à se dissimuler. Au contraire, en se montrant de façon si évidente, la retouche fait partie de la démarche métaphorique.
- M. Pascal Couchepin disait dans une interview à la Radio Romande « ... qu’il était attristé de l’image que l’on donne ainsi des handicapés » (je cite de mémoire). Il faudrait savoir si les handicapés sont des personnes comme les autres, ayant droit de cité, ou si on doit les cacher à la vue de leurs concitoyens ? Accessoirement, il faudrait également nous dire comment on peut représenter un handicapé par l’image...
- Je trouve que les textes accompagnant les diverses photos sont particulièrement pertinents. Pour qui est « un peu lent à la détente », ils expliquent et justifient pleinement l’utilisation de telles images.
Le site de l’USS se trouve ici. Pour en savoir plus sur ce référendum, rendez-vous ici. Vous pouvez télécharger les cartes postales imprimables (7 sujets) directement ici : pdf, 2.9 Mo.

Notes:

[1] Je reprends un petit texte déjà publié ici :
Pour nos amis français qui, pour la plupart, ne connaissent pas les institutions politiques suisses, disons que le Conseil Fédéral est le gouvernement de la Suisse. Il est composé de 7 ministres issus de différents bords politiques, élus par l’assemblée fédérale (la réunion des 2 chambres). Chaque année, à tour de rôle, un des ministres devient le président de la Confédération (cela nous évite de mettre le pays sens dessus dessous à chaque quinquennat !).


Addenda du 3.05.2007:

Selon le journal télévisé de la Télévision Romande de 19.30h de ce jour : « Vanessa Grand a été choquée de voir son corps utilisé sur un photomontage, où sa tête a été remplacée par celle de Hans-Rudolf Merz. Bien qu’également opposée à la révision, elle déplore surtout le fait que personne ne lui a demandé l’autorisation d’utiliser sa photo. » Après l’interview de Vanessa Grand, une porte-parole de l’USS, a exprimé ses plus plates excuses. Cela est évidemment extrêmement fâcheux. Comment ? À travers quels cheminements ? Sous quelles conditions juridiques, cette photo est-elle arrivée chez le retoucheur ? L’histoire ne le dit pas. Mais j’espère que nous le saurons... Ce qui est sûr, c’est que quelqu’un dans la chaîne de responsabilités a agi avec la légèreté d’un amateur, jetant du coup, le discrédit sur une campagne qui jouait déjà un peu avec le feu. Je remarquais dans un article sur le droit que l’on ne déplorait pas encore de cas de droit à l’image en Suisse... eh bien en voici un !

Béat Brüsch, le 3 mai 2007 à 16.45 h
Rubrique: A propos d’images
Mots-clés: droit , photomontage , publicité , société , éthique
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